John OSWALD


L’histoire du droit d’auteur va de pair avec celle de la censure, et ce qu’on appelle aujourd’hui « droit » fut conçu à l’origine comme une autorisation, celle de reproduire un livre et donc d’en diffuser le contenu plus largement. La liste de ces livres « autorisés » a bien sûr été immédiatement accompagnée d’une liste des livres interdits, le célèbre Index Expurgatorius. La négociation se plaçait alors entre le pouvoir – royal, pontifical, etc. – et l’imprimeur, et portait sur l’éventuelle propagation d’un contenu, selon que celui-ci fût souhaitable ou indésirable. Plus tard, lorsque les éditeurs et les libraires chercheront à asseoir leur pouvoir économique, d’autres questions, d’ordre marchand cette fois, se poseront, et le concept se transformera pour devenir la simple défense d’un monopole. Les arguments utilisés changeront eux aussi ; le conflit à partir de là se placera entre la notion du domaine public – selon laquelle une œuvre, quelle qu’elle soit, est une propriété publique, et le droit d’auteur est une exception à cette règle, visant à compenser l’auteur pour son travail – et celle selon laquelle le bénéfice de ce travail appartient en propre à son auteur, et sa protection est l’encouragement nécessaire à la production de nouvelles œuvres et de « nouvelles découvertes utiles ».

En travers de cette histoire vient se greffer une autre problématique, qui lui est indiscutablement liée, mais qui part d’un tout autre postulat et possède d’autres prérogatives. La possibilité de reproduction mécanique d’une œuvre – qu’elle soit littéraire, picturale, musicale, etc. – a généré de nouvelles potentialités et de nouvelles tentations. Celles-ci sont de deux ordres très différents, les dérivés créatifs et le plagiat d’une part, et la copie et le piratage de l’autre. Le débat est aujourd’hui centré sur ces deux derniers, avec la question de la copie sous toutes ces formes, légales ou non, et celle du téléchargement informatique, faisant passer à l’arrière-plan le premier questionnement, axé lui plus sur le contenu de l’œuvre que sur son existence matérielle, son support et les droits y afférents. Si la législation reconnaît l’existence du concept d’œuvres dérivées, elle limite toutefois l’examen de celles-ci à des reproductions fonctionnelles de l’original, comme les traductions, les arrangements musicaux, les adaptations à un autre média, les résumés, etc., tout en laissant le texte de loi suffisamment flou pour pouvoir inclure d’autres développements. C’est dans ce contexte relativement vague que sont nées les controverses autour de plusieurs formes artistiques qui font du recyclage d’autres œuvres, de leur transformation et de leur réappropriation, la base d’un processus créatif. Ainsi le hiphop, à la suite du dub, a fait de l’utilisation d’enregistrements préexistants le fondement de sa production musicale ; de même de nombreuses musiques électroniques ont pour base l’usage de samples empruntés à d’autres artistes.

Une distinction majeure est toutefois à établir entre deux visions extrêmement différentes de ce recyclage. L’une se base sur un traitement ne laissant au mieux de l’original qu’un vague souvenir, l’autre au contraire, ne se conçoit que par la référence à cet original. Ainsi des citations de Bach ou de Vivaldi insérées dans les œuvres d’Alfred Schnittke, ou celles de James Brown parsemant celle de très nombreux artistes hiphop. Ces emprunts donnent bien souvent tout son sens à la nouvelle pièce musicale, qui est alors à envisager comme un commentaire sur la pièce d’origine, sur son auteur, sur le genre à laquelle elle appartient, ou comme une œuvre en miroir à l’intérieur de l’histoire de l’art, une réflexion de la musique sur elle-même. Le sample, l’échantillon, est vu ici non pas comme un matériau brut, une particule sonore isolée et neutre, mais bien comme un morceau d’artefact, pourvu d’une histoire, d’une signification, et assorti de connotations tant artistiques que sociales, voire politiques ou philosophiques. Au milieu de tout ceci, le travail de John Oswald est assez symptomatique de ces nouvelles approches créatives, et des tensions qu’elles provoquent avec les concepts artistiques anciens, et avec la législation qui les régit. Ses premiers disques, intitulés Plunderphonics, consistent en détournements de morceaux des Beatles, d’Elvis Presley ou de Count Basie, entre autres. Les pièces choisies sont soumises à différents procédés de collage ou de montage, empilant par exemple plusieurs versions décalées du même morceau ou compressant des pièces classiques entières comme Le Sacre du printemps de Stravinski, ou la septième symphonie de Beethoven, en un format single. Le titre général qu’il donne à ses travaux de recyclage musical est ainsi éloquent, Plunderphonics parlant ouvertement de « pillage » de la musique des autres, ne fût-ce que par plaisanterie. Selon sa définition : « Un plunderphonic est une citation musicale reconnaissable, utilisant le son de quelque chose de familier, qui a déjà été enregistré. Ainsi, siffler quelques mesures de “Density 21.5” est une forme classique de citation musicale. Prendre Madonna chantant “Like A Virgin” et le réenregistrer à l’envers, ou au ralenti, est un plunderphonic, dès lors qu’on peut raisonnablement reconnaître le morceau d’origine. Le pillage doit être suffisamment flagrant. Il existe de nos jours une grande quantité de plagiats, de copies, d’imitations qui n’ont rien a voir avec ce que nous faisons. »

Il s’agit donc bien ici d’un entreprise qui est plus concernée par l’origine culturelle de l’échantillon, que par sa sonorité. Il s’agit pour Oswald de jouer avec les codes et les références musicales en tant que signifiants culturels, en tant que représentants d’un ordre économique, politique ou social, et seulement accessoirement comme organisation sonore. Il est d’ailleurs à remarquer qu’ironiquement, en marge de sa légende de pionnier du copyleft, et de l’anticopyright, et de victime de la grande vague de poursuites judiciaires pour infraction au droit d’auteur lancée par les maisons de disques dans les années 1980, les problèmes juridiques de John Oswald lui seront en grande partie amenés par les pochettes de ses disques. Collages ironiques d’autres pochettes de disques, elles sont un équivalent visuel de sa musique, avec qui elles forment un tout. La pochette du second Plunderphonic (1989), contenant le morceau « Dab », remontage sauvage du « Bad » de Michael Jackson, était ainsi agrémenté d’une couverture qui lui attira un excédent d’attention, et une série de procès. Quoique ses disques soient publiés à ses frais, en quantité très limitée, et distribués gratuitement, les compagnies représentant les artistes « pillés » firent interdire le disque et détruire les exemplaires invendus. Comme plus tard le groupe Negativland et ses accrochages légaux avec Island Records en 1991, au sujet d’un disque mettant en scène parodiquement le groupe U2, et contenant une grande quantité de samples de ce dernier, l’exemple de John Oswald deviendra un cas d’école, un modèle quasi martyrologique de l’ineptie de la législation sur le droit de propriété intellectuelle, sur la vénalité et la susceptibilité des maisons de disques, et sur leur incapacité à faire la distinction entre le pur plagiat et une dérivation créative de musique enregistrée. Qu’il s’agisse d’une démarche mixologique, d’une forme de citation – actuellement la principale défense légale des praticiens du recyclage, autorisant l’usage d’une œuvre protégée, dans un but journalistique, académique, ou à fin d’illustration – ou qu’il s’agisse comme ici d’une démarche en grande partie provocatrice, voulant mettre en lumière les dissonances entre l’évolution de l’art et de la technologie, et les institutions économiques et légales qui les gèrent, des situations comme celle-ci se répètent encore couramment aujourd’hui, et si une reconnaissance est progressivement accordée à ces nouvelles méthodes de travail, elles sont toujours régulièrement mises sur la sellette par les ayants droit des œuvres d’origine.

(Benoit Deuxant)


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