MOONDOG


La naissance en mai 1916 au Kansas ; l’excursion bouleversante dans une réserve d’Indiens Arapahos, dans le Wyoming, vers l’âge de dix ans (« Ma première batterie à cinq ans était une boîte en carton. Puis, un jour, mon père m’a emmené visiter la réserve des Arapahos et là, je me suis assis sur les genoux du chef Yellow Calf et j’ai tapé sur un vrai tambour pour la danse du Soleil », entretien avec Daniel Caux, 1982) ; la perte de la vue le 4 juillet 1932 lorsqu’il manipule un détonateur d’explosifs abandonné par des ouvriers sur un chantier à Hurley dans le Missouri ; la première réelle éducation musicale structurée et l’écoute des premières œuvres de musique classique dans l’Iowa après 1933 ; une formation cependant essentiellement autodidacte via la lecture de livres en braille sur la musique et l’écoute de disques qu’il apprend à transcrire ; le déménagement à New York en 1943 ; le choix du pseudonyme Moondog en 1947 en hommage aux hurlements à la lune du chien de son adolescence ; les tenues de moine puis de Viking (la cape, le casque, la lance) avec lesquelles il s’habillait pour aller jouer sur les trottoirs de Manhattan… Quand on s’intéresse à Moondog, on tombe presque toujours sur les mêmes anecdotes et les mêmes moments-clés qui balisent son parcours. Non pas que ces dates et ces histoires soient fausses ou ne soient pas importantes (la cécité de Moondog influença évidemment le reste de sa vie) mais dans le cas du « Viking de la 6e Avenue », comme aussi dans le cas de Sun Ra par exemple, le personnage (évidemment haut en couleurs et fascinant) cache l’homme et, surtout, la musique. « Quand la légende dépasse la vérité, alors imprimez la légende », dit le journaliste dans L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford. L’espace de quelques paragraphes, nous allons nous faire violence pour ne pas nous laisser aller à cette tentante facilité.

Ce que le mythe Moondog atténue en partie, sans tout à fait désirer ou parvenir à l’occulter, ce sont les contradictions de l’homme et du musicien. Un tiraillement entre une vie difficile (handicap, pauvreté) et l’invention d’un monde rêvé dont la concrétisation partielle permet de tenir le coup et d’avancer. Ni les costumes, ni les instruments inventés par Moondog ne sont gratuits ou anodins. S’il abandonne sa tenue de moine et opte petit à petit pour ses tenues de Viking (le pluriel est important : le costume évolue, l’accompagne, n’est pas figé), cela s’explique par la conjonction de raisons matérielles (être mieux vu pour faire la manche ; « Qui se souvient jamais d’un pauvre aveugle avec une simple tasse en étain ? », explique-t-il un jour à son biographe Robert Scotto) et spirituelles (ne plus être surnommé « le Christ », s’éloigner de l’éducation chrétienne dispensée entre autres par son prêtre de père et en laquelle il ne croit plus, lui préférant désormais les sagas de la mythologie nordique qu’il se fait raconter à la fin des années 1940). Pour la forme des instruments qu’il imagine et se fait construire, il en va de même. Si le trimba est un double parallélépipède à base triangulaire en acajou, agrémenté d’une ou deux cymbales et de peaux de cuir tendues à leur tête, tant l’agencement que les dimensions de l’instrument découlent du fait qu’il ne sera pas joué dans une salle de concert par un percussionniste assis sur une chaise mais dans la rue, par un musicien aveugle agenouillé sur le trottoir. Et, même si, assez vite, dès la moitié des années 1950, les singularités visuelles et sonores de Moondog aideront à le faire remarquer et à faire écouter sa musique, au début de sa période newyorkaise, les élans utopistes de sa démarche naissent aussi en partie d’une réalité pénible et contraignante.

Sa musique elle-même combine futur et passé, inventions et conservatisme. D’un côté, Moondog conçoit de nouveaux instruments de percussion, utilise des tempos jusque-là peu usités tel que le snaketime, rythme ondulant en 4/5 popularisé plus tard, à partir de 1959, par Dave Brubeck, superpose au magnétophone deux enregistrements décalés de sa voix ou sort des disques enregistrés en plein air où, comme par exemple sur le morceau « Fog on the Hudson », ses percussions répondent à la sirène d’un bateau passant sur le fleuve. D’un autre côté, le musicien se réfère sans cesse à des maîtres et à des modèles anciens (sa forme fétiche du canon, par exemple) et rejette en bloc les principaux courants de la modernité musicale au XXe siècle : « Je suis un tonaliste, contrairement à tous les atonalistes, à tous les polytonalistes, à tous les musiciens électroniques. Pour moi, la musique classique peut être ignorée ou détestée, mais elle ne peut pas être détruite. Je me considère comme un néoclassique. » (entretien avec D. Caux, op. cit.) Mais c’est peut-être justement dans l’audace de certaines de ces combinaisons, apparemment « contre nature », que réside une partie de l’aura de sa musique.

(Philippe Delvosalle)

Robert Scotto, Moondog – The Viking on 6th Avenue, Authorized Biography, Process, 2007.

Pierre Hild, Moondog Légende, Éditions de l’Attente/Spoom, 2007.

Deux articles et un entretien in Daniel Caux, Le Silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps qui passe, Éditions de l’Éclat, 2009.

Site très complet en français > http://fr-moondog.com/


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