Alvin LUCIER


Profil général. Entre musique, science et corps social

Même s’il reste peu connu du grand public, c’est un compositeur très influent non seulement dans le milieu de la musique contemporaine classique mais aussi pour de nombreux groupes ou musiciens rock. Car Alvin Lucier a jeté des ponts entre plusieurs disciplines, écoles et générations par la richesse de son questionnement sur la musique, le son et les technologies. Pionnier de la musique électronique dans les années 1960, il se distingue par sa curiosité pour les champs de la recherche scientifique ouvrant de nouvelles perspectives quant aux manières tant de composer que d’écouter la musique.

Par l’utilisation de phénomènes acoustiques que les connaissances de la physique acoustique ou psychoacoustique permettent de « maîtriser », l’exploration de mondes sonores jusqu’ici muets et que rendent audibles de nouveaux appareils de captation sophistiqués, la transformation de signaux audiovisuels en équivalents sonores par le biais de programmes informatiques, il a considérablement élargi et différencié les formes d’écritures musicales.
Depuis les années 1980, il crée en recourant aux micro-tonalités (que seule l’informatique peut fixer et rendre opérationnelles), aux phénomènes d’interférences entre instruments acoustiques et oscillateurs électroniques.

Son œuvre emblématique s’intitule I Am Sitting in a Room. Le compositeur y énonce une simple phrase décrivant où il est et ce qu’il est en train de faire (« Je suis assis dans une pièce et j’enregistre cette phrase… »). L’enregistrement est ensuite diffusé dans la pièce, cette diffusion (énonciation mécanique) est enregistrée à son tour, et ainsi de suite. Il se produit de la sorte une porosité de l’œuvre aux éléments étrangers qui l’entourent et la déterminent. Elle est envahie par les phénomènes acoustiques du lieu, réverbérations, résonances, brillance ou matité, elle bégaie et elle s’estompe en même temps qu’elle se charge de l’éloquence singulière de l’espace où elle résonne… La voix, les phrases cessent d’appartenir strictement à l’individu parlant, elles se confondent avec le lieu et entrent en relation avec ce que dit l’espace comme réceptacle et amplificateur de l’œuvre. La pièce où se déroule la performance devient instrument de musique, elle fait corps avec le locuteur humain. Les mots et les sons s’altèrent, deviennent peu à peu inintelligibles, glissent vers une autre grammaire et pourtant on comprend de mieux en mieux ce qui se dit depuis le début, cela évolue en un point de fuite polyphonique entre des facteurs humains et technologiques, des objets, des choses et des phénomènes invisibles, des fantômes.

Une préoccupation centrale

Dans plusieurs entretiens, Alvin Lucier déclare s’intéresser beaucoup à ce qui précède le son, d’où il vient et à ce qui lui succède, où il va, ce qu’il devient. Ce qu’un artiste formule au présent, musique ou poème, a un passé, est déterminé par un ensemble de sonorités dans lesquelles baigne, comme un fœtus dans son environnement amniotique, ce qui cherche à s’exprimer. On ne fait jamais que sélectionner parmi un existant épars, on ne forme des sons qu’à partir de sonorités flottant dans l’air, l’atmosphère, le silence des choses. Et ce qui est produit comme musique ou poème, une fois prononcé ou exécuté, ne mourrait pas, mais, en se désagrégeant, irait rejoindre des milieux sonores plus ou moins immatériels (tout de même fixés dans des supports de mémoire) où ils feront office, pour d’autres, d’éléments matriciels intervenant dans de nouvelles interventions musicales ou poétiques. Ils nourrissent l’imaginaire des langages sonores, ils forment un patrimoine immatériel, spirituel.
D’où la préoccupation d’Alvin Lucier pour tous les sons inaccessibles et pourtant physiquement bien tangibles, porteurs de vibrations. Même si on ne les perçoit pas toujours consciemment, les appareils scientifiques, soudain, les mettent à portée d’oreille et l’on se rend compte de leur importance et efficience. Ils représentent en quelque sorte les sonorités fantomatiques, ce qui nous parlent et nous chantent à travers la matière et qui, inévitablement, interviennent quand nous cherchons à créer des objets sonores, musicaux ou poétiques.

Les œuvres

Sferics (1987)

Sferics, abréviation d’atmosphérique. C’est une œuvre constituée d’échantillons sonores captés, par antennes, dans l’ionosphère (partie de l’atmosphère), la nuit du 27 août 1981. Matériaux aléatoires, témoignage de ce qui se passe dans la matière spatiale, sons imperceptibles à l’oreille nue. L’ionosphère est caractérisée par un grand nombre d’électrons libres favorisant la propagation des ondes électromagnétiques. Les 8’12 de Sferics résultent d’un collage de fragments sélectionnés. On entend crépiter et s’entrechoquer des particules instables, agitées d’électricité statique. Crachotements et souffle d’infini. Et un signal récurrent qui tente de se frayer un chemin, de durer, de dessiner une trajectoire. Une migraine de poussières magnétiques, neutres, impersonnelles, traversée d’un son qui s’affirme, un sédiment sonore étoilé qui trace une ritournelle, tremblante, ténue mais obstinée, sans âge. Au sein d’un minuscule agrégat gazeux en ébullition, scruté au microscope et considérablement agrandi, nous captons un infime « signe qui cherche à se former » (Yves Bonnefoy), à sortir du néant ou l’ultime secousse d’un message en train d’y retourner (s’éteindre). Il faut décider, ce que signifie écouter.

Music For Solo Performer (Création en 1965 avec implication de John Cage, enregistrement de 1982)

L’image de cette performance est impressionnante : le compositeur est assis dans un fauteuil, raide, les yeux fermés, médiumnique. Des électrodes le relient à des instruments de percussion eux-mêmes connectés à des hauts-parleurs. Quelle étrange expérience ? L’exécutant est en méditation, ressasse des rêves éveillés, état durant lequel le cerveau est irrigué d’ondes alpha. Celles-ci ont une puissance oscillant entre 8 et 12 Hz bien inférieure aux ondes beta et gamma, celles-ci pouvant aller jusqu’à 65 Hz (1 hertz équivaut à une ondulation par seconde). Cette énergie cérébrale est captée par les électrodes et va animer les instruments de percussion, leur imprimer des mouvements qui resteraient de l’ordre de l’intangible sans le dispositif d’amplification. Mais le fait est que les ondes alpha projettent leurs rêveries sous forme de vibrations et tremblements, en flux irréguliers, lunatiques, fluets ou expansifs, anarchiques, selon la consistance du rêve. Caisse claire, hochets, peaux s’agitent, réagissent comme des membres fantômes à l’injonction de marcher ou de prendre. Au-delà de l’intérêt expérimental (vérifier que l’énergie cérébrale est matérielle et déclenche des processus concrets), est-ce que ça s’écoute comme une œuvre musicale, qu’y entend-on ? Il n’y a pas de structure intentionnelle et c’est difficile de « rentrer dedans », ce n’est pas un langage symbolisé. Mais cette espèce de désordre sonore devient fascinant et dérangeant sur la longueur, comme quand on se concentre sur son rythme cardiaque, cette pulsation fluide, immatérielle qui nous habite et nous fait vivre. La sentir de trop près peut enivrer ou donner le vertige, voire la nausée si, dans le rythme perçu ne ressortent que les temps morts, l’interruption imminente du miracle de la vie. Ici, on entend, en quelque sorte, se matérialiser les pulsations du rêve, de la méditation, avec le même effet ambivalent. Cela fait un peu maison hantée ou enchaînement désordonné de sonneries chamaniques et l’on a l’impression que si l’on réveille cette musique somnambulique, quelque chose d’important sera perdu irrémédiablement. Ce qui est en train d’être rêvé. Les premières impulsions qui conduisent aux sons. Et imaginons que le compositeur soit précisément en train de rêver de musique. Le réveiller, interrompre le processus d’auto-hypnose signifierait l’évanouissement d’idées musicales en gestation. Dès lors, cette « partition » se révèle palpitante, symbolisant la fragilité de toute création qui ne fait jamais que s’infiltrer dans des flux, les fait converger et les dirige vers des instruments qui en répercutent la nature surprenante.

(Pierre Hemptinne)


Artists

LUCIER, Alvin
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