Éric LA CASA / CÉDRIC PEYRONNET


Quand je vois le dispositif ingénieux, bricolé et précis, que La Casa et Peyronnet déploient dans certains points précis de La Creuse, certains endroits névralgiques du triangle entre les rivières Petite et Grande Creuse, afin d’établir la géophonie du territoire, je pense aux rituels entomologiques de la chasse aux insectes. Diversité de filets selon les espèces, variétés de tubes aussi pour les emprisonner selon les familles, mais surtout immersion dans la nature, le guet prolongé dans le silence et l’immobilité près de certains massifs de fleurs, certains passages obligés, au plus près du bois, des écorces, des pierres, des berges, de l’herbe, des déchets et autres restes décomposés dans la terre, selon ce que l’on cherche comme spécimen, selon ce que l’on veut susciter comme surprise (voir surgir la rareté, le témoin secret d’une faune cachée, dont on ignore si elle est encore en activité). Surtout cette immobilité pour ne rater aucun passage, d’insecte dans mon cas, renseignant par sa présence et sa quantité sur la faune du lieu voire ses caractéristiques « nutritionnelles », de sons produits par le paysage dans leur cas. Insectes et sons sont ensuite traités, en œuvre, en collection, avec passage obligé par une identification, un classement et des décisions possibles, personnalisées, quant à ce classement.

Je crois qu’il y a similitude dans l’expérience corporelle, dans la manière de se sentir dans la nature, le regard certes est important, mais l’oreille encore plus, elle détecte ce qui est encore invisible, n’est encore que fantôme, peut-être illusion, fantasme, parce que l’attention prolongée trouble la frontière perceptuelle entre le réel et les images sonores qui se forment à l’intérieur. Trouble aussi la frontière entre image et son, le bourdonnement ténu de tel insecte lié à telle fleur, ne devient-il pas la musique même de la fleur, leur destin formant une organologie où le « parasite » contribue à l’identité du corps qu’il parasite. Cette attention fait vaciller des certitudes et correspond bien à ce que l’on peut lire dans les notes d’enregistrement de La Casa et Peyronnet : « Une danse où l’oreille devient le centre du corps. » Les deux géographes du son s’immergent de manière totale, ils enregistrent contre les phénomènes sonores, ou les saisissent de loin, focus ou grand angle. Images fixes ou en mouvement. Les solides comme les liquides, souvent le contact entre les deux : les mille nuances de l’eau et des cailloux dans le courant. Les insectes, justement. Mais aussi les rumeurs de vie, des baigneurs, des forestiers, un camp gitan qui se replie, une église, une moto, la roue d’un moulin (vestige préindustriel), crépitement de lignes à haute tension, empreintes de la vie moulée dans les plis du paysage.

Chacun réalise le portrait sonique des mêmes lieux, en s’y laissant guider par ses intuitions. À partir de là, de ces intuitions qui conduisent de telles émissions sonores à telle autre source de bruit, chacun de ces segments esquissant un lien, il y a ébauche d’un récit, une ramification narrative. Ensuite, au moment de développer ces prises de son dans la chambre noire de leurs laboratoires d’ingénieurs du son, ils s’échangent leurs cueillettes sonores. Eric La Casa travaille avec les prises de Peyronnet, les transforme avec les ressources de sa propre banque de sons et compose sa vision personnelle du lieu d’où ces échantillons proviennent.

Enfin, l’objectif n’est pas de décrire ces lieux, plutôt d’explorer la pesée, les marques qu’ils impriment dans le corps s’y transformant librement en autres choses, se métamorphosant comme les nuages qui changent de forme. Restituer, exprimer tout autant l’ombre du corps sur le paysage, les éléments qui le constituent, la nature des sols écrasés, les rapides fluides où il fait barrage. Donner une corporéité musicale à ce silence, à ce vide plein de signes qui séparent et joignent le corps du capteur de sons du corps de la nature, de ses éléments. Capter et amplifier la texture de l’aura, cette atmosphère particulière d’un été chaud aux différentes heures de la journée, élargissement des sens sous la chaleur, dilatation des perceptions et envie de disparaître dans ce grand tout.

Le résultat mélange des bruits réels, des éléments narratifs et figuratifs précis et une création sonore concrète, électronique, une exagération des données, une déformation lyrique, miroir de l’empathie profonde, de l’identification physique qui s’est effectuée, comme une méditation, avec les reliefs bruitistes, les couches géophoniques du paysage organisées en résonance. Et fantasmer d’autres devenirs sonores. Comment on devient tout entier le bruit de branches écrasées dans la marche en sous-bois. Voilà un devenir qui se traduit par un « grossissement », une déformation de la source sonore qui avale tout l’être. Comment on devient cette polyphonie d’un vol d’insectes ou ce ruissellement d’eau presque insaisissable tel quel ? L’ambition n’est pas d’établir une cartographie réaliste, une photo des lieux. Dès que captés et traités, ils se déplacent, deviennent d’autres paysages, proposent une géographie sonore dynamique, une composition musicale.

(Pierre Hemptinne)


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LA CASA / CÉDRIC PEYRONNET, Éric
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