L’œuvre de Ryoji Ikeda est totalement dépendante de la technologie qui la produit ; elle en est un commentaire et une conséquence. Basés sur une production numérique, exploitant la pureté et la précision des sons ainsi générés, ses disques ont été longtemps considérés comme un point-limite au-delà duquel on ne pouvait plus vraiment parler de musique. En concentrant son travail sur les extrêmes du spectre sonore, ultrasons, infrasons, et sur une organisation mathématique du son, Ikeda poursuit une étude du phénomène sonore semblable à celle entamée par des anciens comme Pythagore, plus proche d’une démarche scientifique que ce qu’on imagine être une démarche artistique. Ikeda insiste pourtant sur les similarités entre les deux approches, et défend l’idée d’une forme de beauté commune à la musique et au travail de mathématiciens comme Leibniz, Cantor ou Grothendieck. Mais si cette musique est principalement explicable mathématiquement, elle n’est toutefois perceptible que physiquement et ce sont les caractéristiques physiques du son, et ses répercutions sur l’espace et sur la perception humaine qui sont l’objet des attentions d’Ikeda.
À travers une série de pièces minimalistes, à la précision clinique, il examine ici l’effet de modulations simples : interpolation, délais, etc., sur le rythme de ses morceaux, et sur la perception qu’en a l’auditeur. Ses constructions ont toutes une structure rigoureusement rythmique, et sont en cela, d’une certaine manière, proches de la techno. Selon le même principe de micro-variations sur une construction d’apparence stricte et continue, Ikeda part d’éléments microscopiques, en nombre réduit, qu’il agence selon une grille rythmique. Ces éléments, tones purs, fragments de sinusoïdes, interférences, ont un caractère à la fois neutre, non musical (à l’époque de la sortie du disque, en tout cas) que seule contredit leur organisation. Par une répartition métrique méticuleuse de ces bruits, Ikeda obtient, selon une forme de psycho-acoustique funky, une harmonie étrange mais élégante. En mettant en mouvement ce qui aurait pu n’être que des déchets informatiques, il construit une musique qui ne fait aucune référence à son passé, qui n’a aucune base nostalgique. En utilisant des sons qui ne proviennent pas d’instruments classiques, et qui ne les imitent pas, Ikeda obtient une palette sonore totalement abstraite, qui oblige l’auditeur à chercher ailleurs la résolution de la musique. Il force ce dernier à se concentrer sur la structure de la composition et à lui trouver une explication dans sa forme, dans sa logique. D’un abord spartiate pour son dépouillement radical et son apparente froideur, l’album dégage un charme irrésistible lorsque l’auditeur finit par percevoir les nuances subtiles qui font naître un rythme dans un battement de fréquences, dans les palpitations d’un bruit blanc. De clignotements frénétiques en sages oscillations, le disque progresse à l’inverse d’un spectacle de cirque, vers le plus grand dépouillement, le plus grand renoncement, pour finir sur une minute et cinq secondes de fréquence inaudible, que l’on ne perçoit que lorsque le disque s’arrête et que le mouvement de l’air dans la pièce s’arrête brusquement.
(Benoit Deuxant)