Jean-Luc GUIONNET


Notice introductive, l’orgue macro et micro

Jean-Luc Guionnet (France, 1966) est plasticien-musicien. Il a étudié les arts plastiques de façon soutenue et est devenu musicien autodidacte suite à un coup de foudre pour le piano à l’âge de quatorze ans. Le jazz est une des musiques qui l’ont formé, il la joue pour apprendre, travailler son instrument et en hommage aussi à une histoire, mais il ne se considère pas comme un jazzman. Saxophoniste, il multiplie les projets autour de l’improvisation et ce qui l’intéresse avant tout sont les agencements qui questionnent les interactions entre site (lieu où l’on joue), microphone (qui capte le son), instrument (la technique, l’objet, la discipline), construction électronique (installation, performance, transformation), etc. La musique est dès lors abordée comme paysage évolutif ou organisme hétérogène associant choses, objets, technologies, humains et il module ses interventions en fonction de tous les paramètres « non musicaux » qui interfèrent avec l’intention musicale : le bruit de fond, la rumeur, le brouhaha… Avec la suite d’œuvres réunies sous l’intitulé Pentes, Jean-Luc Guionnet s’attaque à un monstre de l’organologie : l’orgue. Véritable vaisseau amiral, l’orgue est une machine très complexe. Avec son buffet et son sommier où se concentre l’air qui sera impulsé dans les conduits et les tuyaux à bouche ou à anches, petits ou grands, ses trois claviers, son pédalier, son système de registres qui permet de sélectionner des jeux correspondant à des familles sonores (cordes, cuivres, flûtes, voix humaines ou célestes), il offre une amplitude d’action impressionnante, une sorte d’organologie totale (organologie ici au sens politique, associant un instrument et son environnement, les manières penser et sentir qu’ils induisent, les articulations entre l’organe de l’instrument et l’organisme de l’interprète, l’esprit du compsoiteur…). Jean-Luc Guionnet va contrarier cette vocation à occuper un large spectre en investissant des bouts d’orgue, en l’explorant de l’intérieur. En plaçant sa loupe sur des particularités, des fragments de styles, des accidents typiques de cet organisme. De la dimension macroscopique attachée à l’orgue classique, il va passer aux mesures microscopiques et déterritorialiser son aura sacrée vers d’autres spiritualités, plus sauvages. Par exemple, la pièce Cornement exploite un dysfonctionnement, les sonorités incongrues engendrées par des tuyaux mal fermés. Et, ainsi, chaque morceau est consacré à un organe de l’orgue : Registres détourne l’utilisation d’une fonction technique, Unda maris est le nom donné à un jeu ondulant (l’autre étant Voix céleste). Il applique ainsi à un répertoire musical classique des pratiques de détournement propres à l’histoire moderne et critique des arts plastiques : l’ossature, toutes les articulations et les liaisons nerveuses se font entendre, toute l’architecture de l’instrument religieux est soumise à grincements, le souffle suit d’autres circuits, des fuites sont organisées. Mais ce serait trop court : dans ces détails agrandis en gros plans organiques du géant des églises, Jean-Luc Guionnet retrouve les dimensions macroscopiques, des univers immenses, insoupçonnés, des vagues souterraines qui régénèrent l’approche de l’orgue. Ces œuvres ont été enregistrées en 2002, dans l’église Notre-Dame des Champs à Paris, par Éric La Casa qui effectue plus qu’une prise de son, un véritable field recording (paysage d’orgue avec musicien et église).

Une expérience d’écoute à partager

Des vagues et des orgues

L’orgue percé, jeu de béances. Quand je découvre Pentes de Jean-Luc Guionnet en 2002, je n’y entends pas l’anti-orgue qui révélerait la face cachée de l’instrument et le rendrait, soudain, fréquentable, mais une part d’orgue qui manquait, que j’attendais ou qu’en moi attendait toute une présence tapie de l’orgue, présence inachevée et léguée. Cela démarre avec Cornement, terme qui désigne certains bourdonnements et plus spécifiquement ceux induits par des tuyaux mal bouchés qui, du coup, ronflent et exultent en d’incongrues vibrations, difficiles à dompter. C’est pourtant avec eux, les mal lunés, que le musicien, ici, compose et improvise. En transformant l’idiome d’une panne mécanique en vocabulaire musical, en faisant musiquer le défaut par excellence de l’orgue, celui de ne plus maîtriser la circulation de l’air, de n’être plus un corps musical circonscrit par son étanchéité mais un organisme beaucoup plus indéterminé parce qu’il fuite et prend plaisir à ce que cela le contraint de faire, à savoir concilier intérieur et extérieur, associer invasion et expansion, intrusion et expulsion, corps propre et étranger, Jean-Luc Guionnet réveille des désirs d’orgue très enfouis, des rêves et cauchemars, peut-être avais-je toujours abrité ce bourdonnement dans l’oreille, comme une marque nostalgique et une attente, un trait d’union entre mes mondes hétérogènes, un trait rétif au modèle de l’étanche, peut-être avais-je toujours rêvé de la fêlure chantante d’un orgue, coulé et gisant au fond de la mémoire dans le rôle enchanteur d’une épave gardant jalousement ses secrets mirifiques. C’est une musique de béance inexpliquée et d’alarme quand s’ouvre le gouffre sous le sentiment, une musique de panique qui amadoue la peur de l’abîme et engage à se sentir bien dans ses courants sans direction précise et sans bords, elle joue et détourne les râles de l’anomalie, s’amusant à corner dans les ténèbres mouvementées. C’est une musique qui peuple l’ombre, grouillante, sans jamais combler le vide. Cette fêlure, bien entendu, on la connaît de longue date, elle est tout entière célébrée dans les fugues de Bach mais de manière à la coiffer d’une transcendance qui s’en s’abreuve sans jamais la nommer, alors qu’ici on l’affronte, on la touche, elle s’exprime en son nom propre, elle est l’encre pourpre qui s’échappe de la plaie et fige dans l’épaisseur des flots les fantasmagories baroques, sinistres de mes peines comme je l’ai toujours imaginé en lisant les vers « Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis/ Elle veut de ses chants peupler l’air froid de ses nuits/ Il arrive souvent que sa voix affaiblie/ Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie/ Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts. » (Baudelaire, La Cloche fêlée) Des restes d’orgues se réveillent de l’oubli, remontent à la surface, balbutient.

Orgues et paysages.

Presque chaque pièce enregistrée par Guionnet, dans une prise de son très individuée d’Éric La Casa, comme une œuvre seconde enveloppant d’un filtre discret les formes de l’œuvre de premier plan, conjugue la naissance du souffle, comme on dirait picturalement la naissance du monde, en plusieurs tableaux fragiles. Plusieurs postures de silence qu’un mécanisme de poulies, roues et pédales écartèle. La mise en route d’une pompe qui puise le souffle loin et profond, lentement, et c’est tout un monde que l’on entend, dans presque rien, grincer, souquer, haler. D’abord l’amorce d’une respiration fonctionnelle qui s’incarne en brise vivante, se répand en bruissement de vent dans les branches, éveillant sifflets et pépiements d’oiseaux, la rumeur incandescente d’une forge et son haleine de brasier, le courant se frayant un chemin alternatif dans la pénombre scintillante de l’aube, le flot ruisselant d’esprits sous le bourdon des mondes muets, les godets d’une roue à aubes irriguant d’air frais l’épais brouillard des neurones. C’est la dimension hantée de ces préludes paysagistes qui me restitue, comme si je pouvais encore le prendre dans mes mains, l’ouvrir, extraire d’une de ses pochettes blanches un vinyle sombre au sillon électrique pour le placer sur la platine, le coffret cartonné et couvert de toile grise des toccatas et fugues de Bach par Helmut Walcha. Ce que j’entends à l’entame des œuvres de Guionnet est, en miniatures volages, le grossissement de ce que j’absorbais avidement, tel un message occulte dissimulé dans la fraction de seconde de prise de son vierge mêlée au bruit du diamant dans le sillon, un silence scintillant et crépitant qui me plaçait sous tension, juste avant la toccata fracassante. Ce souffle mécanique, voile neigeux tiré sur une dynamique d’accouplements – entre l’imaginaire enfermé dans l’instrument de musique et le vaste monde extérieur, entre ces natures mélangée et celle du musicien, entre l’interprète et le lieu qui l’accueille, entre l’agencement orgue-interprète-église et preneur de son, entre l’enregistrement édité sur support CD et celui qui l’écoute dans sa chambre à soi –, a exactement les mêmes propriétés que l’haleine surnaturelle qui frappe au creux du ventre et des tempes plus que sur la peau quand certains pénètrent notre périmètre réservé sans que l’on discerne précisément qui, où, comment, pourquoi. Mais que, sans que l’on sache pourquoi, ils y étaient attendus, espérés, et que l’on se sent alors un être-araignée sur sa toile, à l’affût, excité. Cette haleine magnétique en quoi se transforme notre respiration, quand nous approchons dans la toile de l’autre désiré, enivré d’avoir déjoué sa vigilance et convaincu d’asséner une surprise totale alors que, happé par sa présence, il nous semble ensuite, incompréhensiblement, que nous allons absorber sa nuque et sa chevelure à moins d’y disparaître nous-mêmes, l’haleine devenant lumière et silence qui se fondent sans aucune contrainte matérielle et dévoilent en cette nuque un passage secret vers une autre dimension. Confrontation avec la portée des ondes entre les êtres, que l’on dégage, que l’on reçoit, comment les maîtriser, les recevoir, les déchiffrer comme éléments architecturaux des relations d’amours ou d’inimitiés. Exactement comme l’organiste déploie les rayonnements de son instrument selon les caractéristiques acoustiques du lieu qui l’abrite, en fusion, formidable machine capable de mitrailler l’espace d’infinis passages secrets acoustiques, éclairs venant frapper l’auditoire recueilli. Combien de temps passé à la messe à fixer les nuques, par défaut, dans une atmosphère de prières et répons, chorales approximatives portées par l’orgue chancelant, surpris de se sentir regardé par cette partie anatomique fermée et nue, offerte désarmée aux rayons de la révélation et de sentir son regard s’y enfoncer comme s’il y était attendu, appelé !?

Rappel de Bach, les vagues.

L’image de cette haleine enveloppante, quasiment mystique, correspond au transport éclairé que me prodiguaient certaines fugues de Bach dont l’office, au fur et à mesure qu’elles exposent leur complexité cachée sous une renversante fluidité simplissime, laisse entrevoir la possibilité de se vêtir réellement de lumières, illusion, folie. J’y revenais souvent, à ce coffret des toccatas et fugues, comme une recherche d’oubli, le besoin de trouver des passages vers une amélioration de sa condition de vie, vers une meilleure acceptation de soi, et ce, malgré les aspects qui discréditaient ce répertoire dans le milieu que je fréquentais, la connotation église et messe la grandiloquence sacrée ou la virtuosité guerrière de sa plus célèbre toccata, souvent moquée pour ses multiples utilisations vulgaires. J’en convenais, je reconnaissais cette esbroufe sublime et, pourtant, dans sa manière de pousser tous les possibles techniques dans leurs ultimes retranchements, dans cette façon de brûler ses vaisseaux, quel étourdissement ! J’entendais les toccatas comme des prouesses, l’installation de blocs intangibles dans l’inconnu, des plateformes logistiques posées sur du rien ; les fugues, elles, venaient tresser des sentiers aériens entre ces stations, des liaisons nerveuses, à la manière de synapses, mais ne parvenant jamais à établir complètement la connexion. Il manquait toujours un cheveu. L’attachement non raisonné à ces musiques spirituelles, en contradiction apparente avec un programme de lectures et d’études spontanées courant après plus de lucidité, d’élucidations sociales et politiques des problématiques du vivre, renouait avec la force première des vagues, entretenait l’illusion de pouvoir surfer vers d’autres formes de vie, l’orgue comme machine de possibles, de transformation, d’échanges. Mon Dieu, il ne fallait pas que l’aspiration à plus de rationalité dans l’engagement social des affaires adultes vienne assécher les vagues, surtout parce que l’on ne sait toujours pas ce qui les détermine et leur donne naissance, les fait « vagues » et que cette ignorance est primordiale, vitale ! Le territoire de la musique d’orgue, au sens large, que je n’ai jamais pu écouter longuement sans glisser dans une (agréable) torpeur, précisément à cause de cette torpeur essentielle est le lieu où les eaux de surface disparaissent, empruntent des passages souterrains jamais explorés, non topographiés, deviennent eaux des profondeurs, mystérieuses et refont surface inexplicablement en un lit de cailloux, ailleurs, si improbable que l’on peine à croire qu’il s’agisse de la même rivière. Dans la torpeur de l’orgue et de ses vagues, brassant formes d’anges et de démons, grand théâtre où tous les sons s’organisent en déluge de métonymies, chacun d’eux se présentant comme les siamois des timbres instruments – flûte, viole de gambe, voix, cloches, trompette, cor, hautbois, cromorne… –, cinescope sonore projetant les tracés de synapses interstellaires essayant en vain de relier entre elles toutes les connaissances de l’homme sur l’univers, je pouvais me sentir corps perdant peu à peu ses organes, accueillant et jouissant du non-topographié, étendue où plongent les eaux de surface pour disparaître et rejaillir en d’autres configurations, rafraîchies. De ce fait, les musiques d’orgues ont longtemps coïncidé en moi avec « la machine abstraite des vagues » décrite par Deleuze et m’ont préservé une aptitude à la multiplicité existentielle telle qu’il l’évoque à propos du roman de Virginia Woolf : « Les vagues sont les vibrations, les bordures mouvantes qui s’inscrivent comme autant d’abstractions sur le plan de consistance. Machine abstraite des vagues. Dans Les Vagues, Virginia Woolf qui sut faire de toute sa vie et de son œuvre un passage, un devenir, toutes sortes de devenir entre âges, sexes, éléments et règnes, entremêle sept personnages, Bernard, Neville, Louis, Jinny, Rhoda, Suzanne et Perceval ; mais chacun de ces personnages, avec son nom et son individualité, désigne une multiplicité (par exemple Bernard et le banc de poissons) ; chacun est à la fois dans cette multiplicité et en bordure, et passe dans les autres. Perceval est comme l’ultime, enveloppant le plus grand nombre de dimensions. Mais ce n’est pas encore lui qui constitue le plan de consistance. Si Rhoda croit le voir se détachant sur la mer, non ce n’est pas lui, « quand il repose sur son genou le coude de son bras, c’est un triangle, quand il se tient debout c’est une colonne, s’il se penche c’est la courbe d’une fontaine, […] la mer mugit derrière lui, il est par-delà notre atteinte. » Chacun s’avance comme une vague, mais sur le plan de consistance, c’est une seule et même Vague abstraite dont la vibration se propage suivant la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui parcourt tout le plan (chaque chapitre du roman de Virginia Woolf est précédé d’une méditation sur un aspect des vagues, sur une de leurs heures, sur un de leurs devenirs). » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux.)

Les pentes en elles-mêmes, la saturation, le mouvement plastiqué.

Dans sa composition Registres, Guionnet laisse affleurer les clapotis et sourdre les vibrations qui préludent à la vague, en martyrisant les registres. Si ceux-ci sont le dispositif qui permet de sélectionner tel ou tel ensemble de tuyaux selon les timbres et la famille de sons recherchés, ici, le musicien retourne le mécanisme contre lui-même, il ne sera pas l’assistant invisible qui habille et maquille la sonorité, mais on va l’entendre tel qu’en lui-même, et rien de tel, alors, que de le forcer à dysfonctionner. L’artiste commence donc par ne pas choisir. Le coffre à registres avec ses tiges est tisonné, comme s’il convenait de le bousiller, de lui faire perdre le nord, l’obliger à sortir tous ses jeux, simultanément, et les noyer ainsi dans de l’indistinct L’organiste met en scène sadique les intervalles entre les possibles, brouille les familles sonores, pratique les sautes d’humeur, la cacophonie de destins juxtaposés, flux de personnalités contraires et reflux qui sonne faux. Jusqu’à ce que s’impose un plan grave stabilisé et par-dessus, une crête aiguë qui vient et s’estompe, prend de la force, balaie l’horizon de plus en plus tranchante, intempestive et décolle, s’évanouit.
Si la musique pour orgue, en général et surtout celle de Bach, m’irradiait de vagues, avec Jean-Luc Guionnet, je rentre à l’intérieur de la vague, au cœur de sa dynamique foulante, ondulante. Unda Maris est le nom d’un agencement de tuyaux (à bouche, sans anche) de la famille des ondulants, l’autre étant Voix céleste (jeux de gambe). C’est aussi le titre que Guionnet donne à une de ses pièces. Ce ne sera plus un style qui caractérise le son joué, mais un agencement exploré pour lui-même. L’ondulant multiple. C’est l’enroulement grave et cristallin de la vague qui résonne comme une trompe de montagne, mais c’est aussi la vapeur du chemin de fer saccadé, un glacier qui racle la roche, une scène de chasse nocturne d’Uccello avec hallalis, une procession lunaire pour saluer Ophélie « Le vent baise ses seins et déploie en corolle/ Ses longs voiles bercés mollement par les eaux/ Les saules frissonnants pleurent sur son épaule/ Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux/ Les nénuphars froissés soupirent autour d’elles/ Elle éveille parfois, dans un aune qui dort/ Quelque nid d’où s’échappe un léger frisson d’aile…/ Un chant mystérieux tombe des astre d’or. » Surtout, l’effet ondulant est poussé jusqu’à saturation, jusqu’à ne plus distinguer entre l’ondoiement de toute chose et la pensée qui s’en saisit, jusqu’à correspondre hypnotisé avec ce mouvement de vague, lente lame de fond. Ce qui me ramène à Deleuze, Guattari et Virginia Woolf : « Elle dit qu’il faut “saturer l’atome”, et pour cela éliminer, éliminer tout ce qui est ressemblance et analogie, mais aussi “tout mettre” : éliminer tout ce qui excède le moment mais mettre tout ce qu’il inclut – et le moment n’est pas l’instantané, c’est l’heccéité, dans laquelle on se glisse, et qui se glisse dans d’autres heccéités par transparence. Etre à l’heure du monde. Voilà le lien entre imperceptible, indiscernable, impersonnel, les trois vertus. Se réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec d’autres traits, et entrer ainsi dans l’heccéité comme dans l’impersonnabilité du créateur. Alors on est comme l’herbe : on a fait du monde, de tout le monde un devenir, parce qu’on a fait un monde nécessairement communicant, parce qu’on a supprimé de soi tout ce qui nous empêchait de glisser entre les choses, de pousser au milieu des choses. On a combiné le “tout”, l’article indéfini, l’infinitif-devenir, et le nom propre auquel on est réduit. Saturer, éliminer, tout mettre. » (Deleuze, Guattari, Mille Plateaux) En fixant une nuque nue comme point de fuite inespéré, on a aussi ce sentiment de se faufiler dans les choses, tout comme en jouant dans les rouleaux mutiques puis mugissants de l’Atlantique, porté au sommet ou invisible dans la base motrice. Unda Maris de Guionnet réussit cette saturation qui donne la faculté de glisser et de pousser. Saturer, éliminer, tout mettre, voilà comment procède cette pièce pour orgues. Le récit est le clavier de l’orgue réservé à la forme soliste. Une fois encore, Jean-Luc Guionnet fusionne l’appareil et la forme esthétique. Il trace sur ce clavier un récit ébouriffé et strié, la voix du narrateur hérissée en ses multiples et, manifestement, multiples ornithologiques. C’est un concert de couinements, de sifflets, de trilles et d’engrenages, de ressorts tremblants dans l’alerte. Stridences d’oiseaux se démultipliant, assignés à aucune place, peignant de traits migratoires l’espace sédentaire. Et c’est de ce tohu-bohu archaïque et sophistiqué que, curieusement, naît un fil disruptif de subjectivité peu courant à l’orgue. Dans Portevent, qui pourrait être l’autre nom de l’orgue tant celui-ci est une machine qui distribue le vent nécessaire aux esprits, c’est du mouvement pur, non non, pas la restitution d’un acte mouvant dans sa homogénéité musculaire, mais la dynamique du mouvement, les signaux d’air qu’il envoie pour que bougent les corps et les choses, en plastiquant les intervalles, en libérant la plasticité des « espaces entre », les infimes comas de la matière, le combat du mouvement et des forces coagulantes.

Zones terminales.

À la fin des morceaux de Guionnet et La Casa (comme on dit « Deleuze et Guattari » !), on entend comment la machine s’enraie, continue sur sa lancée privée de la volonté de l’organiste, comme la vague se transforme en ombre silencieuse qui retourne d’où elle vient, comment le mécanisme rompt et se désagrège, comment le silence prend corps, habile field recording des paysages-orgues, souvenirs diffus de la ligne d’horizon, chaque fois particulière, que la musique incarnait.

Conclusion

Ce traitement moderne et critique de l’orgue n’est pas l’opposé des manières de faire classiques. Il en est la continuation, le nécessaire complément, le progrès. Il faut cesser d’opposer les classiques et le non-classique, le savant et les formes nouvelles de savantisation, mais s’intéresser plutôt à ce qui les place en situation d’influences réciproques, d’engendrement circulaire. Face à l’instrument, Jean-Luc Guionnet s’est posé les mêmes questions que les compositeurs précédents qui se sont attaqués à ce monstre de l’organologie. Il leur apporte des réponses en fonction de son époque, de sa culture, de sa sensibilité et de l’histoire des esthétiques. Qu’il n’y ait aucune binarité à convoquer pour expliquer la nouveauté de cette aventure à l’orgue, je l’ai senti dans la manière dont j’étais renvoyé à la musique de Bach comme un antécédent d’écoute qui me facilitait l’approche d’une forme beaucoup plus singulière et plus malaisée à saisir, puisque reposant sur une grammaire conçue quasiment pour les circonstances de cette expérience.

PH


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GUIONNET, Jean-Luc
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