Henri CHOPIN

  • PEUR AND CO (1958-1979) (LA) (XC371E) écouter

Henri Chopin (1922-2008) est un être de déportations, au propre comme au figuré, dans la chair et dans l’esprit. Il a vécu de façon singulière l’universalité de plusieurs des grands bouleversements du XXe siècle. Il a expérimenté le rôle moteur des glissements de territoires et en devient, par son œuvre connectée à son organisme, un sismographe exemplaire.

Le nom, le principe du vivant

D’abord, au niveau de la prédestination, l’empreinte de son nom l’a dirigé vers des disciplines de compensation. Difficile, en effet, de s’inscrire dans des écoles de musique quand on s’appelle Chopin. Il est en quelque sorte, par la force du nom, exproprié de l’apprentissage académique de la musique et importera sur le territoire de la poésie, son désir de musique. Ce qui ne signifie pas qu’il se contentera de la musicalité des mots organisés en vers, mais que sa relation au matériau poétique deviendra une manière de faire de la musique. Ainsi, il illustre les principes de construction du vivant : une part intérieure, codée (ADN du nom, de ce qui nomme l’origine et la cellule initiale) qui entre en interaction, positive et négative, avec un environnement.

Discipline du corps, mécanisme du souffle

Il est déporté en Allemagne en 1943 et, étant peu docile, dirigé vers des camps de redressement en Tchécoslovaquie. Ce qu’il va retenir de ce « redressement » est une révélation anatomique-poétique : il découvre une extraordinaire usine à fabriquer des athlètes dont s’inspireront Staline et Hitler pour l’esthétique virile de leurs grands défilés. Il est fasciné par cette dimension de fabrique des corps et surtout par l’utilisation qu’elle implique du souffle et de la respiration. C’est la révélation de la plasticité du souffle humain et de la musicalité organique, façonnable à souhait, malléable comme un instrument de musique.

L’héritage d’inhumanité

Toujours en déportation, à la fin de la guerre, il connaît les fameuses « marches de la mort », les longs cortéges de prisonniers échappés des camps, marchant dans des froids extrêmes (jusqu’à – 40°C) pour échapper aux Allemands, rejoindre le front russe. Cette expérience effroyable l’expulse à jamais de toute conception traditionnelle de la poésie, à savoir écrire des mots sur du papier. La poésie au sens ordinaire du terme lui semblera trop réduite, même s’agissant de ses préférés, comme Baudelaire dont il dira que sa dimension lui apparaissait désormais « un peu trop personnelle ».

Rencontre avec l’autre du langage

Après la guerre, en 1955, il est « éducateur pour l’enfance inadaptée, dans l’île de Ré ». C’est alors un autre type d’expérience de déportation : il faut changer les idées reçues sur la communication, il faut changer ses manières de penser et de parler pour entrer en contact avec ces êtres inadaptés. Le langage est lui-même souvent inadapté et doit travailler, s’adapter, chercher de nouvelles formes, frayer de nouvelles voies vers l’autre. « La communication avec ces jeunes, parfois un peu difficile, exigeait un travail oral et mental qui était tout de même extrêmement intéressant. »

Le déclencheur, l’enregistreur à bandes

En schématisant ainsi quelques moments forts de la biographie d’Henri Chopin, on aboutit naturellement aux conditions qui préparent l’émergence, à un moment historique déterminé, d’un fondateur de la poésie sonore (sans oublier le terrain préparé par Dada, ni les liaisons avec le lettrisme). Cette poésie qui s’élargit, quitte le cadre strict de la feuille de papier, et va explorer toutes les manières d’écrire ce qu’il y a comme sons, bruits et résonances entre les idées et les mots, entre le sentiment et son expression, entre l’être qui ressent et les choses qui l’affectent. C’est l’aube de nouvelles écritures rendues possibles par la technologie et les inventions pour capter les sons et les images, les fixer sur de nouveaux supports, ceux-ci permettant ensuite de donner à ce qui se trouve ainsi enregistré de nouvelles formes, en les découpant, altérant, transformant…
Le déclencheur, dans le cas d’Henri Chopin, est bien la rencontre avec l’enregistreur à bandes. Un appareil qui capte ce qui, de la pulsion poétique, ne peut se coucher simplement par écrit et relève du non-dit poétique, tout ce qui fait « fantôme » dans la poésie et qu’il convenait jusqu’ici de mettre en ordre dans le langage. De cela il n’est plus question, le langage libère ses chaos dynamiques. L’enregistrement, surtout, permet de s’entendre, de revenir sur et dans ce que l’on a dit, de le sculpter, de le faire parler par toutes sortes de techniques d’intervention.
Ses appareils et ses supports enregistrés, Henri Chopin les manie à pleines mains ou avec doigté, comme un bricoleur génial à son établi, un chirurgien allumé à sa table d’opération ou un cinéaste à son banc de montage. Il intervient et transforme avec précision la corporéité des sons enregistrés, il palpe les bandes et leurs contenus aussi bien par la peau des doigts que par les oreilles, c’est tout son corps qui écoute et agit sur le sensible sonore conservé dans la machine, prélevé sur son propre corps, d’autres corps, objets familiers, manifestations bruyantes ou témoignages machinaux du quotidien. Si bien que la machine n’est pas un outil distinct et dissocié, c’est bien une prolongation de son organisme, une extension de son système de perception et d’expression. Il y a bien invention d’une nouvelle organologie dont il dispose en pouvant déclarer : « L’important, c’est d’avoir vaincu la machine. » Par incorporation.

Dentales soufflées (1979)

Babines retroussées, la composition se situe sur la barrière dentale entre le corps et l’univers. Le décor est planté de façon dispersée : perles de salive et percussion d’ivoire, écho venteux de l’antichambre, le vide du palais charnel et neuronal, le gouffre de la gorge, cavités où circulent les puissants courants d’air indéterminés, pulmonaires et métaphysiques, allant et venant, tourbillonnant. Le micro ausculte les parois, les matières, dures, molles de cet espace intermédiaire tout entier consacré à inspirer et expulser, cracher et avaler, trancher et broyer, tourner sa langue dans les humeurs du langage. La frontière de l’être est un cap périlleux où se disputent les vents intérieurs et extérieurs, s’engouffrant, se repoussant, rien ne tient en place. Le territoire intérieur gagne du terrain sur l’extérieur, tantôt se replie et l’extérieur envahit l’intérieur. C’est un conflit dynamique, positif même s’il semble parfois destructeur. La frontière de l’être est une tempête permanente, le souffle lançant ses vagues robustes à l’assaut des dentales. La vie est entourée de ce tumulte venteux comme d’une membrane cellulaire, brouillard où se cache le verbe et s’échappe la parole. La prise de son effectuée au plus près des organes et parties corporelles est bidouillée pour en accentuer la dramaturgie, celle d’un petit théâtre d’ombres et d’ondes sonores à l’orée de la caverne où pâtit et agit la langue dans cette ébullition salivaire par laquelle elle tente de saisir le réel, de l’enclore dans des mots, petit théâtre pneumatique, tumultueux – mistral, blizzard et tornade – où s’agitent les ombres du préverbal gazeux, explosif. Poème lardé de larsens organiques.

La Peur and Co (1958-1969)

La peur est considérée par les biologistes comme une des plus anciennes émotions ayant joué un rôle important dans l’évolution de l’espèce. Voici un hymne crissant aux peurs de toutes sortes, aux peurs accumulées de tous les siècles, les peurs « obèses » nourries du sang humain et animal (sang qui, d’ailleurs, dans l’effroi, se glace, ne fait qu’un tour, toutes altérations rendues audibles dans l’œuvre de Chopin). Peur héroïque, peur panique, peur colérique, peur humide, peur triomphale… Le poème sonore plonge dans le grand tremblement organique de la peur, depuis les temps ancestraux, la préhistoire de la peur toujours inscrite dans nos gênes jusqu’aux peurs les plus actuelles, modernes, industrielles, terroristes où se réactivent toujours les peurs antérieures, y compris les plus grégaires. Ça bouillonne en cercles concentriques, en tourbillons de jaillissements, en perturbations, en ruptures. La peur met en danger la cohésion de l’être, dissocie les éléments, organes et fonctions qui le constituent, éparpillement et regroupement sporadique, dispersion aux quatre points cardinaux à la recherche d’un refuge ou repli en pelote, stratégie du hérisson. Ces différentes dynamiques territoriales structurent, trament le brouillard magnétique d’Henri Chopin. Avec des variations soniques sur « trembler comme une feuille », « claquement de dents », « faire sous soi », divagations construites à partir des sons humains mais établissant des proximités avec l’animalité sacrificielle, la bestialité autoritaire, l’invasion du machinal et de l’industrialisation. Une longue pièce chaotique, comme il se doit, une traversée hallucinée de la nuit des phobies en suivant le fil incandescent d’un poète de la peur traversé lui-même jusqu’en ses moindres fibres de la peur la plus totale et radieuse d’être peur, immédiate et entortillée comme un cordon ombilical de bruits le soudant à la première grande frousse, primale.

Comparatif

Il y a, avec Henri Chopin, invention d’un alphabet sonore, structure et construction entre le mental, le texte, la machine. À l’opposé, le disque de Justice Yeldham repose sur un dispositif pour laisser hurler l’informe. Flux de bouche de Jaap Blonk est, quant à lui, un travail directement lié à l’exercice physique de la bouche cherchant à reproduire des poèmes qui mettent en péril l’élocution et les techniques du dire, incorporent l’immédiat du corporel dans le langage symbolique.

(Pierre Hemptinne)


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CHOPIN, Henri
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