Of Surfaces est probablement un des disques les plus parlants de Richard Chartier, un de ceux qui explicitent le mieux sa démarche. Son titre est éloquent ; il est en effet toujours d’une manière ou d’une autre question de surface dans l’œuvre du musicien. Cette surface est à comprendre de plusieurs manières différentes ; le thème du disque d’abord, évoquant une écoute tentée à travers une surface obstaculaire, un mur, une paroi, un sol, un désir de voyeurisme sonore contrarié par une résistance matérielle, la surface devenant alors le seuil de l’écoute, qu’on ne franchit pas. Souvent la tentation à l’écoute de la musique de Chartier, et celle d’autres artistes rassemblés sous l’appellation de lowercase music, est de parler de silence.
Dans le cas présent il est plus approprié d’évoquer la démarcation non entre le son et son absence, mais entre la présence continue du son et sa perception. La musique de ce disque est en effet difficile à écouter, dans la mesure – et celle-là uniquement – où elle est difficile à entendre. Une analyse spectrale du disque permet de confirmer ce que l’oreille n’est pas toujours sûre d’avoir décelé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas vraiment un moment de silence dans toute cette composition. Elle est remplie du début à la fin d’un son permanent, modulé, complexe et extrêmement mobile, mais cantonné dans des fréquences qui ne font qu’affleurer le registre de la perception humaine. Il ne s’agit pas réellement d’une question de volume non plus, quelques passages montrant clairement des pics à un niveau tout à fait respectable mais appliqués à des tonalités suraiguës ou infrabasses (au-dessous de 100 hz) qui ne font qu’effleurer notre oreille et ne parviennent que faiblement à entamer la surface, justement, de notre conscience.
Bien que purement issus du domaine digital, ces sons lorsqu’ils percent ce qu’on prenait pour du silence, évoquent tout autre chose, un grondement doux, qui pourrait être menaçant comme il pourrait être rassurant, des picotements aigus qui chatouillent les oreilles ; l’impression d’ensemble est principalement physique, organique presque, et étrangement immersive, pour qui veut bien se laisser emporter. Richard Chartier considère le monde du son comme se suffisant à lui-même, et ne s’embarrasse pas de références concrètes pour ses sonorités, elles sont sans signification, presque sans importance. Comme ces sons qu’on ne perçoit pas parce qu’ils ne s’imposent pas à l’attention, parce qu’ils se fondent dans leur environnement, ou se laissent oublier parce qu’ils sont trop familiers ou trop insignifiants, le bruit du frigo, le ronronnement perpétuel du paysage urbain, le grésillement imperceptible de l’éclairage au néon, le ventilateur de nos ordinateurs, il faut un réel acte de volonté pour les entendre réellement. Il faut briser la surface de tout un milieu sonore pour appréhender leur présence, il faut renverser des hiérarchies imposées, des habitudes conventionnelles. Il faut, pour reprendre la formule du Hafler Trio, « cesser de considérer la perception comme un processus passif », et envisager l’audition comme l’acte volontaire d’écouter.
Si la démarche du genre, qu’on l’appelle microsound ou lowercase – doit beaucoup au coup d’envoi historique donné par John Cage avec sa pièce la plus souvent évoquée, souvent à contresens d’ailleurs, la démarche est ici fort différente. Si 4:33 était une manière de forcer le public à l’écoute, à la concentration, et de l’amener à la conclusion que le silence n’existait pas même lorsque le musicien ne produisait aucun son, l’exploration des limites du silence se poursuit ici avec une tournure différente, avec une musique que Chartier fait poindre à la limite de nos capacités d’attention, qui ne fait que frôler nos sens, que ce soit en caressant délicatement nos oreilles ou en effleurant imperceptiblement la surface de notre corps. Le travail du musicien est destiné à deux types d’écoute très différents, une sensation physique lorsqu’il s’agit d’une installation sonore, et une certaine concentration lorsqu’il s’agit d’un disque. Là encore une écoute au casque révèle une richesse qu’une écoute sur haut-parleurs, mélangée au bruit ambiant d’une pièce si calme soit-elle, ne permettrait pas de percevoir. Comme dans la figure de l’espion, ou du voyeur, ce qu’on capte est fonction de l’effort qu’on investit dans l’écoute. Celle-ci peut tout autant plonger l’auditeur dans l’illusion, dans une interprétation débordant ce qui était réellement à découvrir, comme lui faire douter que quelque chose se soit réellement produit. La surface est une limite, c’est une limitation comme un commencement.
(Benoit Deuxant)