Jaap BLONK


Formation, déformation

Né en 1953 aux Pays-Bas, Jaap Blonk est un compositeur, interprète et poète autodidacte. Avec ce que cela signifie comme tâtonnements formateurs, manières de fureter transversalement dans plusieurs disciplines, d’aborder de manière oblique les savoirs académiques pour en faire surgir de nouveaux possibles. Ce type d’apprentissage non conventionnel – incluant autant la formation que la déformation créatrice – procède par bricolage, implique d’emblée une autre façon d’intérioriser les connaissances, de les écrire en soi, de les métaboliser dans son organisme. Jaap Blonk a étudié la musicologie, les mathématiques sans aller jusqu’au diplôme – il y reviendra lors d’une année sabbatique et en retirera de nouveaux principes de composition –, il s’est essayé à plusieurs instruments de musique dont le saxophone avant de trouver sa voie/voix. C’est par la récitation de poèmes, travail assidu et exercice complexe de phonétisation tendant à exprimer ce qui échappe aux mailles du langage formel, qu’il va de plus en plus développer un appareil raffiné d’élocution, des techniques d’interprétation de plus en plus folles dans leur aller-retour entre l’organique et le symbolique. Ses techniques sophistiquées de récitant et chanteur en font un artiste très recherché dans les milieux de l’improvisation et ceux de la musique classique contemporaine. Notons ses collaborations avec Maja Ratkje, Mats Gustafsson, Nicolas Collins, Joan La Barbara, the Ex, etc. Il est le fondateur de plusieurs groupes musicaux (dont Braaxtaal, avant rock) et d’un label indépendant, Kontrans.

Flux corporel, flux de langage

En médecine, le « flux de bouche » désigne une abondance anormale de salive, un flux de liquide qui encombre la bouche, difficile à masquer, flux qui déborde. Ici, il s’agit d’une salivation de lettres, syllabes, consonnes, onomatopées, mots et phrases en ordre ou en désordre, provenant de la tête ou de n’importe quel autre organe, prolifération anarchique ou divinatoire, qui envahit la bouche, inonde le palais, traverse la bouche et se répand. Flux continu. « La parole parle à travers les hommes, mais elle n’exprime pas uniquement les hommes. » (Miguel Benasayag) Les dispositifs poétiques dont s’empare Jaap Blonk – ou qui s’emparent de lui – font tous apparaître cette dimension de la parole venant de plus loin, se souvenant de choses qui nous dépassent, exprimant nos devenirs objets, nos devenirs animaux, nos devenirs paysages, révélant la coexistence complexe d’éléments étrangers qui vivent en nous et nous constituent (encore une fois nos ancestralités, nos objets, nos animaux, nos paysages, nos proches).

Filiation Dada

Dada, mouvement marqué dans sa chair par la guerre, traumatisé par l’horreur dont l’homme se révèle capable, entreprendra de miner le langage censé incarner la conscience supérieure de l’espèce. Il s’agira d’écorner la belle image lisse du progrès et de la modernité en faisant resurgir l’actualité de la barbarie, l’invariant primitif ainsi que la prolifération de désirs ambivalents et ambigus. En même temps, l’unité de la conscience reposant sur une séparation nette entre la tête et le corps, s’effrite. Le corps revient dans le langage. Dada joue de l’irruption, de l’hétérogène, de la brisure de frontière, du discontinu, de l’émergence, de l’imprévisible. Jaap Blonk a interprété de manière époustouflante, en performance et en enregistrement, un des poèmes les plus représentatifs de la tendance Dada : l’Ursonate de Kurt Schwitters. « Sonates de sons primitifs », comme on dit parfois. Découpages et collages de mots démembrés, unités de langages dissociées, éparpillées sur la page, prélangage qui bruit toujours dans le langage le plus abouti, signes élémentaires, cellules primaires qu’il faut associer par le souffle, le rythme, la diction en une représentation qui tient de la possession. Jaap Blonk revient souvent à ses classiques Dada : Hugo Ball, Tristan Tzara…

L’interprétation

Voix de tête, voix de gorge, voix abdominale, Jaap Blonk recourt avec dextérité à ces différents registres en parcourant toutes les nuances qui vont de l’un à l’autre. Entre la voix de tête et celle de gorge, il y a la voix du front, de l’œil, du nez, des pommettes, des joues… La voix abdominale est plus stomacale ou plus intestinale… S’il s’agit d’interpréter un poème usant d’un langage imaginaire, vocabulaire phonétique, la ritualisation primitive est accentuée dans le chant. Si le poème est l’alignement sériel d’un même mot, ou groupe de mots, ce qu’il représente va prendre corps, devenir de plus en plus physique et submerger les lettres, retour aux cris, aux sons originels, comme dans le cas de « (brüllt) » où le rugissement se substitue au verbe « il rugit » sans jamais totalement l’effacer. On joue toujours de la distance entre le mot et ce qu’il représente et de ce qui peut s’engouffrer dans cette faille, d’hétérogène à la langue. L’écart est infime et laisse flûter une étrangeté frissonnante. Leur synchronie perturbée se décline en diverses perturbations de sens, retournements, inversion des contraires, glissements. Ou ils sont dissociés jusqu’à l’absurde pour rappeler que cet absurde est dans les gènes du langage. C’est le jeu de ces distances entre le signe et ce qu’il désigne, intervenant dans la coulée de l’énonciation, qui introduit du corporel, de l’organique dans le langage. Jaap Blonk, dans ce CD, n’utilise aucun traitement électronique, c’est du vocal sans filet, uniquement la gymnastique de l’appareil locutoire. Tout se fait en finesse, avec l’élaboration d’une virtuosité impressionnante, véritablement savante dans l’art de faire sonner, résonner, claquer, chuinter et articuler les dents, les lèvres, la langue, les muscles, le palais, la gorge, les caisses de résonance corporelles…

Conseils d’écoute

On recommande de commencer l’écoute par les poèmes suivants :

Frictionnal, superbe performance allègre sur l’importance de la friction dans le langage, jeu de souffles contre et entre les dents, succions rythmées, frictions dynamiques, frictions cul-de-sac, jets de vapeurs larges ou comprimés, grognement, renvois, frictions entre les parois et accidents topographiques du palais et de la glotte, comme un ballet qui s’active pour entretenir une mécanique en bon état, tout cet alphabet de la friction s’agence en une musique chantante, une frise bien scandée.

Glasslass, travail d’onomatopée très mélodique, envoûtant, magique sur un mot-valise associant la matière transparente du verre et l’évocation des jeunes filles de la campagne.

Popocatepetl, jeu de lèvres (alternance précise de mollesse et dureté révélant un contrôle des moyens expressifs, petits ou grands, impressionnant), claquement de palais, rétention de souffle, jet contrôlé de salive entre les dents, jingle buccal et bouquet de mini-éruptions.

Der Minister, texte qui perd son calme, se coagule dans un corps choqué et glisse vers l’épilepsie, l’impossibilité de se dire, autodétruit par sa violence intrinsèque, le courant ne passe plus entre corps et tête, la parole en perte de contrôle, hystérique.

Mnemosyne, travail sur les harmoniques, lumineuses, qui semblent remonter du plus profond, entourer l’être, rayonner de toutes ses particules et, dans ses mouvements concentriques, se différencier, se discrétiser en différentes strates, agréger de nouvelles mémoires harmoniques minoritaires, minérales, bestiales…

(Pierre Hemptinne)


Artists

BLONK, Jaap
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