ALEJANDRA AND AERON


Voici un disque de poésie sonore, partagé entre deux paysages inspirés du réel : l’un évoquant les rituels d’un village disparu dans la vallée du Somiedo en Espagne, l’autre dessiné à partir des sons récoltés à Taïwan en période de typhon. Deux installations sonores exposées, l’une à Mexico en 2001, l’autre à Taipei en 2005, sont à l’origine de cet enregistrement paru en 2007. La musique qui s’en dégage est comme celle d’un livre d’images que l’on visite les yeux fermés, complètement magnétisé par ce qui se passe. Un folklore imaginaire, subjectif, bien ancré pourtant dans un lieu réel habité par des personnes et des objets qui ont quelque chose à nous communiquer.

La première partie du disque s’intitule « Campanas », ce qui signifie « cloche », ou « carillon » en espagnol. Une vieille dame évoque ses souvenirs d’un village où les habitants se protégeaient des tempêtes et de la foudre par un rituel sonore qui n’était pas seulement une alerte, une invitation à s’abriter, mais qui avait surtout le pouvoir, selon la croyance, de « couper les nuages » et d’éloigner mystérieusement des maisons le mauvais sort que leur réservaient ces phénomènes naturels. Toute la finesse et l’inspiration musicale qui caractérisent Alejandra Salinas et Aeron Bergman consistent à composer une fragile architecture sonore reposant en partie sur le témoignage historique d’une mémoire vivante, Emiliana Sainz, sur la musicalité capturée dans cette région, cloches, carillons, scènes villageoises et sur la manipulation électroacoustique de ces différentes sources capturées avec un matériel d’enregistrement léger. Le rythme est lent et respectueux d’un certain mystère. Les tonalités acoustiques ancestrales évoluent en jonglerie électronique subtile. La légende se nourrit du concret, ou l’inverse. Les sentiments et la subjectivité donnent un visage humain à ce travail artistique qui se situe à distance de l’archivage scientifique et de la musique électroacoustique froide et sérieuse. L’auditeur est promené dans d’autres territoires de la mémoire tout en ayant l’impression de faire l’école buissonnière.

La seconde partie de l’album, « Billowy Mass » (« Masses agitées »), est complètement différente dans son rythme, sa forme et le sens de l’histoire. Nous sommes sur l’île de Taïwan durant la saison des typhons. L’ambiance de rue et de campagne est indirecte, l’auditeur semble transporté d’un lieu de vie moderne et fragmenté vers un environnement où « les nuages rencontrent les montagnes dans leur course depuis la mer ». Nous passons par les montagnes du parc national de Taroko sur la côte est de l’île, nous longeons la mer et nous avons aussi rendez-vous sur le lac Sun Moon. Lac naturel dont la partie orientale est ronde comme le soleil, alors que la partie occidentale est en forme de croissant de lune. Entre les deux, une île sacrée, Lalu, lieu d’habitation du peuple Shao. Le sens de la musique et la signification des sons vivants se cachent derrière une mystérieuse poésie sonore. Alejandra et Aeron précisent dans le feuillet accompagnant le disque que les sons utilisés ont mission de détecter, communiquer avec et explorer les autres mondes. Il y a imperceptiblement en toile de fond une tranche d’histoire du peuple Shao qui a été déplacé en 1934 alors qu’un projet hydraulique japonais devait fortement réduire la taille de l’île, submergeant par la même occasion les villages Shao…

Ce n’est pas la première fois que le couple de musiciens se penche sur cette problématique. Pueblos Asolados. Underwater Villages (Somewhere Between Superscription and Depopulation) est un documentaire multimédia (audio, photo, vidéo, texte) relatant l’histoire de villes et villages volontairement engloutis dans le Nord de l’Espagne franquiste à partir des années 1930 pour l’édification d’un barrage destiné à la production d’électricité et à l’irrigation agricole. On peut voir ainsi quelques clochers d’église se hisser hors du lac artificiel et lancer de tristes sons de cloches, quand d’autres sont définitivement muettes, leurs cloches ayant servi à fondre des balles pendant la guerre civile. Des extraits sonores sont accessibles sur la compilation Audiolab, version CD d’un projet d’expositions collectives consacrées à des musiques d’environnement diffusées en modules d’architecture.

En 2001, sur son propre label Lucky Kitchen, le duo avait déjà édité Ruinas Encantadas. Haunted Folklore One (« Ruines enchantées »), inspiré d’une légende relatant l’engloutissement d’un village sous les eaux. Une musique dont les voix fantomatiques s’évanouissent au profit d’une électronique minimaliste, intense et précise. Plus chaleureux et issu d’enregistrements de chants et musiciens traditionnels captés sur le vif dans la même région du Nord de l’Espagne, La Rioja. Folklore Volume One, paru aussi en 2001, est le résultat de trois ans de pérégrinations à travers monts et vallées, bars et fiestas de toute cette petite province montagneuse du Nord, célèbre pour son vin. La Rioja- est un disque de folklore vivant où les musiciens et les villageois sont amenés à manipuler eux-mêmes l’enregistreur à cassettes que leur tendent Alejandra et Aeron.

En 2005, le couple réalise un splendide portrait sonore de Porto, passant des mois à s’immiscer dans des lieux populaires de la cité tels que salon de coiffure, lavoir, marché, chapelles, centres commerciaux, port de pêche, caves à vin ou petites entreprises. Porto. Folklore Fragments volume 2, très en relief et fort coloré, donne véritablement l’impression de se trouver à Porto au milieu de la foule. La prise de son évite de faire la distinction entre folklore et culture contemporaine. Les deux protagonistes, conscients du caractère subjectif de leur méthode de travail et, sans vouloir y répondre, posent quelques questions intéressantes sur l’idée même de folklore. Est-il quelque chose de figé, de pur ? Ou échappe-t-il aux définitions qu’en ont données les théoriciens ? Ils rappellent que souvent le folklore, hors de son contexte et purifié, a servi de fondations à de nombreux nationalismes.

Toutes les productions musicales d’Alejandra and Aeron se démarquent du monde un peu froid et austère de la musique électronique pour quelques raisons simples que notre duo prend plaisir à rappeler lors d’un entretien accordé en 2001 au fanzine électronique brdf.net: musiques mutines et mutantes. « Nous considérons le son comme un média pour dire des choses, on ne s’intéresse pas au son pour le son. [...] nos disques ne s’attachent pas à des concepts froids. On y met beaucoup de sentiments. » Ils ont aussi une formule magnifique pour préciser que leur musique, au lieu d’être agressive et affirmative, est plutôt de celles qui stimulent l’imagination de l’auditeur et entretiennent le questionnement. « [...] il y a une explication simple : “Ceci n’est pas un fantôme, c’est juste un drap.” Nous trouvons que l’inverse est plus intéressant : “Ce n’est qu’un drap ! [...] Mais si c’était un fantôme ?” » Leur musique folk n’a ni l’austérité des archives, ni le sens de la perfection propre aux documentaires. Elle est redevable de l’histoire et se soucie de la géographie des lieux, mais elle s’amuse à devenir autre chose que la source dont elle provient. Elle emporte avec elle, et pas seulement dans le disque The Children’s Record, cette « spontanéité des ritournelles enfantines » et le charme d’une électronique précaire à visage humain.

Cette délicatesse dans la transformation des sources en véritable féerie est particulièrement présente dans l’album Scotch Monsters paru en 2003 sur le label Softlmusic. Tandis qu’une sentimentalité se dégage très subtilement au fil de « Lost Cat », une histoire en danois, en musique et en field-recording de quelqu’un qui cherche son chat dans son quartier… Salinas et Bergman ont cette singularité de créer du merveilleux et du sens en rapprochant l’Histoire et l’anecdotique. En 2000, le couple a produit un vinyle, Home Tapes, à partir de vielles cassettes audio que les parents d’Alejandra Salinas, émigrés d’Espagne à Toronto dans les années 1960, recevaient de leurs proches restés au pays et témoignant de la vie quotidienne et de la préservation des chansons sous le régime franquiste.

Il y a dans cet exemple (qui n’exclut pas les autres), dans la démarche discrète, anti-commerciale, à la fois artistique et documentaire, de ce couple de troubadours des temps modernes quelque chose de si précieux, si peu pris au sérieux par le monde culturel, que la Médiathèque a, selon moi, encore et surtout aujourd’hui, l’obligation de relayer ce type de création vers un public large.

Hormis leurs installations qui passent de musées d’art moderne en musées d’art contemporain, de ville en ville, tout autour du monde, hormis quelques prix internationaux comme l’Ars Electronica (décerné à Linz, en Autriche) qu’ils ont reçu deux fois, leurs disques paraissent dans la plus grande discrétion, confinés à des tirages limités, selon la volonté de ces artistes qui veulent continuer à échapper aux règles des labels. Dès 1997, ils ont créé leur propre maison de disques, Lucky Kitchen, n’ayant reçu aucune réponse des labels auxquels ils envoyaient leurs enregistrements. En 1998, ils ne s’autorisent pas de réimpression, alors qu’ils viennent de vendre rapidement les mille exemplaires de Blip, Bleep (Soundtracks to Imaginary Videogames), une compilation très amusante qui a attiré l’attention de David Byrne et des projecteurs que sont le New York Times et Rolling Stone.

(Pierre Charles Offergeld)


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