Demetrio STRATOS
écouterLa voix a une position particulière dans la musique expérimentale : parce qu’elle est associée au langage, elle est souvent vue comme l’instrument le plus éloigné du son concret, physique, du monde matériel, mais pour cette même raison de proximité avec l’expression rationnelle, elle est ce que les artistes contemporains ont le plus tenté de détourner, de malmener, et de rapprocher du corps, de l’organique, de l’animalité.
Cette volonté d’explorer les limites de l’oralité, du langage parlé, de la physique de la production vocale, a suivi des voies diverses allant de la poésie phonétique de Kurt Schwitters à la poésie sonore d’Henri Chopin, elle a été déformée, explorée tantôt avec douceur, comme chez Joan La Barbara, tantôt avec violence comme chez Diamanda Galas. Demetrio Stratos a eu dès le départ la volonté d’affronter de face le lourd bagage psychologique de la voix, de rendre à l’humain le potentiel expressif que le développement verbal de la voix rabote au fur et à mesure de l’apprentissage du langage et du dressage social qui l’accompagne. Ses recherches et ses expérimentations avaient pour but de « libérer l’expression vocale de l’esclavage du langage et des jolies mélodies ». Stratos voulait par là dépasser la pauvreté des possibilités sonores socialement acceptées, et retrouver des potentialités « oubliées » comme le chant multiphonique ou la riche palette des onomatopées.
Plus qu’un simple travail artistique, il voyait dans cette extension des capacités sonores de la voix les bases d’une réelle libération psychologique et politique. Ses recherches l’amenèrent dès 1975 à étudier de front la musicologie comparée – il s’intéressa tout particulièrement aux techniques vocales orientales et moyen-orientales, comme le chant de gorge ou le chant harmonique – et la psychanalyse – se concentrant sur les relations entre la pensée et le langage. La première partie de ces études le conduirent à développer des capacités hors du commun : il parvint à des performances sonores étonnantes : maîtrisant le chant diphonique, triphonique, voire quadriphonique, démultipliant sa voix à travers le spectre acoustique, et atteignant des hauteurs de 7 000 Hz (la plus haute des sopranos féminines plafonne en comparaison à environ 1 000 Hz).
Fasciné par le mystère de la voix, il consacra l’autre partie de ses études à examiner la relation entre le fait matériel de la production vocale, et la signification rationnelle du langage. Attribuant au premier une plus grande valeur de communication qu’au verbe, il explora les caractères métacommunicationnels de la parole et du chant, le langage direct du corps, libéré de la trame du discours. Partant de l’observation que la signification d’une énonciation dépend souvent plus de données sonores matérielles, comme le volume, le ton, le timbre, que de sa valeur sémantique, il chercha à trouver une expression vocale, brute, sans médiation, et à redonner à la voix sa valeur rituelle antique, sa puissance magique.
(Benoit Deuxant)