Il est des groupes qui, mieux que d’autres, reflètent l’air du temps. On s’en méfiera s’ils ne dégagent pas une singularité qui les caractérise, et s’ils ne présentent pas cette indispensable faculté à distiller les composants de l’esprit d’une époque, de manière à en exprimer (au sens d’extraire le suc ou le jus d’un fruit, d’une herbe, par pression) les émanations les plus essentielles. MEV appartient à ceux-là. Fondé à Rome en 1966, Musica Elettronica Viva est un groupe incontournable de l’histoire des musiques improvisées, véritable produit de son époque (celle des turbulences de la contre-culture américaine, de la libération du jazz, de l’effervescence de la musique électronique, de l’intérêt pour les formes nouvelles de l’art « pour et par tous », etc.).
Le contexte est favorable : émergence de pratiques improvisées, enthousiasme pour la musique électroacoustique, activisme et contestation d’une certaine culture académique… Autant d’aspects que vont conjuguer, dès 1966, à Rome, quelques compositeurs (pour la plupart des Américains expatriés) dont la synergie allait s’avérer des plus fécondes : Allan Bryant, Alvin Curran, Jon Phetteplace, Carol Plantamura, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum et Ivan Vandor (il faut aussi compter sur un certain nombre d’invités joignant le groupe au fil du temps, parmi lesquels Anthony Braxton, Garrett List, Gregory Reeve, Jon Gibson et Karl Berger). Musica Elettronica Viva s’illustre en qualité de défricheur, aux côtés du Gruppo Di Improvvisazione Nuova Consonanza, du Spontaneous Music Ensemble ou d’AMM. C’est sous la forme d’une coopérative dédiée à la promotion de la musique électronique vivante que s’est organisé l’ensemble qui s’adonnait initialement à l’interprétation de pièces intégrant quelque source électronique. Ce n’est qu’ensuite qu’apparaît chez eux la pratique de l’improvisation, à laquelle des musiciens extérieurs peuvent être conviés.
Le jazz comme le rock, les musiques primitives et orientales, la tradition classique occidentale, les sons verbaux ou organiques… Tout semble inspirer et orienter le groupe qui se livre à une véritable insurrection sonore. Ce qu’illustre parfaitement SpaceCraft, œuvre de plus d’une demi-heure enregistrée à l’Académie des Arts de Berlin en 1967. L’instrumentarium est impressionnant, intégrant des objets a priori « non musicaux » : plaque de verre amplifiée avec ressorts, piano à pouce monté sur un jerrican d’huile, vieil orgue électronique acheté dans une brocante puis bricolé ou Moog modulaire interagissent avec cordes vocales, cuivres et microphones de contact amplifiant toutes sortes de matières. En extorquant le son de l’objet, en accueillant les premiers synthétiseurs analogiques et en cessant de recourir à toute notation ou partition, MEV s’illustrait comme un groupe d’avant-garde en phase avec son temps. « Dans l’euphorie de cette époque, commentera Alvin Curran, nous pensions avoir réinventé la musique ; mais sans aller jusque-là, nous la redécouvrions très certainement. »
Chez eux, le processus de production importe plus que le résultat et sa perception. Ceci conduit cette « sorte de communauté itinérante », comme la qualifiait Rzewski, où la dimension sociale rivalisait avec l’implication musicale, à favoriser les expressions spontanées « non musiciennes » ou « non techniciennes ». On trouve ici l’idée en vogue à l’époque que nous sommes tous des créateurs, et donc des musiciens en puissance. C’est le temps des utopies artistiques où chacun est convié à participer, à prendre part à cette œuvre globale qu’est la vie : créativité généralisée, modes participatifs de l’art, « sculpture sociale », expériences communautaires, etc. À partir de ce postulat il restait à improviser des pièces qui tendraient spontanément vers des formes ancestrales universelles. Le public est alors invité à se joindre aux musiciens pour mener une improvisation collective ( Free Soup, 1968 ou The Sound Pool, 1970). En ouvrant sa musique au public et aux non-musiciens, en reconsidérant sa dimension collective de manière à situer chacun au même niveau dans l’expérience en cours, le collectif veut échapper à la « mise en scène » de l’émancipation qui se contente de diffuser un sentiment éphémère de liberté auprès du public. La musique doit devenir davantage qu’un « stimulus déclenchant des explosions d’énergie émotionnelle parmi des masses anonymes ». Elle doit être le lieu d’une expression spontanée, immédiate et collective.
Ce geste d’ouverture, bien qu’il ne soit pas représentatif de l’ensemble des activités de MEV, ne manqua pas d’irriter certains critiques ou cercles musicaux pour lesquels une prestation scénique de personnes n’ayant bénéficié d’aucun apprentissage musical ne pouvait être perçue que comme un bruit inaudible, illégitime, puisque c’est la voix du « n’importe qui » qui se fait entendre. C’est ici la question de la légitimé du geste musical qui est posée : la musique peut-elle consister en n’importe quoi, et être produite par n’importe qui ? Irrésolu et insoluble, le débat reste ouvert et ne cesse d’alimenter aujourd’hui encore la sphère des musiques expérimentales et improvisées, dont l’intention première est de porter à son terme l’ expérience musicale. L’expérience, qui dérive du terme experiri, « faire l’essai de », s’accomplit dans une perspective exploratoire visant à un « élargissement ou un enrichissement de la connaissance, du savoir, des aptitudes ». Aussi, on peut condenser au plus court l’expérience dans ce principe phénoménologique : faire l’essai pratique, théorique et cognitif de la réalité. Aussi Rzewski se montre-t-il intéressé par les problèmes de l’espace, des vibrations de l’air, le caractère organique de la musique et de la conduite de l’énergie, au cœur de sa réflexion. L’expérience artistique de la réalité marque donc la tension à retrouver la réalité telle qu’elle est. En cela réside l’intention première de l’expérience musicale, spontanée et ouverte de MEV qui, en explorant les nouvelles possibilités du geste musical et en questionnant sa légitimité sociale comme esthétique, ne réinventait probablement pas la musique, mais « la redécouvrait, très certainement ». C’est là sa grande qualité, et son plus grand mérite.
Sebastien Biset