Radu MALFATTI


Chercher le commencement.Nonostante est un mot, en soi, déjà constitué de chicanes. Il a une consistance qui retient la langue, un peu sable mouvant ou eaux dormantes dissimulant un siphon aspirant. C’est de l’italien qui signifie « nonobstant », « bien que ». Par son titre, l’écoute de cette œuvre débute phonétiquement par un plissement imperceptible des évidences, traversée d’objection nuancée, mise en doute, recherche d’alternative contradictoire pour déséquilibrer un ordre établi. Cependant le compteur tourne et rien n’est posé d’emblée, on cherche sans succès le commencement. L’affirmation, ici, n’existe pas, tout est question d’instants opératoires, opérations fragiles d’ouverture. À l’image de l’elliptique biographie avec laquelle Radu Malfatti (1943, Innsbruck) saisit l’essentiel de sa vie : conversation avec Sonny Rollins, café partagé avec Luigi Nono, parties d’échec avec Untel. Des moments presque anodins et pourtant de grands carrefours d’échanges, des nœuds où l’on se construit par les flux qui se croisent.

Biographie et carburant du silence. – Il y a surtout ceci : « lu beaucoup, tout oublié » qui résonne comme la définition du carburant créatif du musicien (tromboniste) et compositeur. Sa dynamique. Lire et oublier. Apprendre et désapprendre. Or, oublier des livres ce n’est pas revenir à la page blanche immaculée et faire en sorte que rien n’a été écrit ni lu. Ce n’est pas la négation de l’écrit et de la lecture. C’est un devenir particulier du lecteur. C’est une activité qui laisse des traces singulières. Comme il y a plusieurs strates de mémoire, il y a différents oublis. On peut ne pas se souvenir des livres lus, par exemple être incapable de les raconter, mais ils se sont imprimés dans le cerveau, ils y ont déclenché des actions, lire consiste à imprimer en soi des « idées » et des images par lesquelles on comprend et interprète ce que disent les textes. Ils laissent des traces matérialisées dans la plasticité cérébrale, ils deviennent des éléments, discrets ou significatifs, du paysage mental. Comme une feuille d’arbre décomposée dont ne subsiste que le réseau de fines nervures presque transparentes. Les livres oubliés se maintiennent dans un imperceptible bruissement syntaxique, évanescent. Ce silence des livres n’équivaut pas au vide, au rien, il a une certaine texture. De même que tous les sons entendus et les musiques écoutées, même quand la mémoire est incapable de les représenter en souvenirs précis, restent en l’état d’infime bourdonnement, comme un acquis, une part de notre empreinte culturelle disponible où l’on peut toujours fouiller, retrouver, ranimer, sous la forme d’une présence acoustique ressemblant à cet infini qui résonne au fond des coquillages. C’est cette sorte de silence que convoque la composition « Nonostante II ».

Parcours individualisé d’un fabricant de silence. – Silence à prendre comme le résultat d’un long processus vécu par le musicien. Après ses années d’études, après de multiples aventures avec tout ce qui se fait de plus turbulent et innovant sur la scène jazz européenne (surtout anglaise) en pleine redéfinition (Evan Parker, Derek Bailey, etc.), Radu Malfatti se détache des schémas de la vieille improvisation. Il se surprend lui-même, trop souvent, recourant à des automatismes, des formules toutes prêtes. Des sortes de routines qui émoussent le questionnement sur la musique et la fraîcheur du surgissement du langage musical. Ce que signifie « faire de la musique » et « écouter de la musique » doit être replacé au centre de la pratique, ne jamais se figer. Pour échapper aux formulations qui, petit à petit, stéréotypent l’improvisation, il recourt à l’étude, l’analyse, l’écriture et la composition. Il élabore une discipline entre formation savante et savoirs empiriques, idiosyncrasiques. Une pratique critique et spirituelle pour déjouer les clichés, les formules faciles, le vocabulaire redondant. Écrire et composer pour trancher et surtout retrancher le superflu, ce qui empêche, dans la musique, d’entendre l’abîme, le silence bruyant d’où elle surgit. Il va de plus en plus décanter au point de considérer la musique de Morton Feldman, un de ses compositeurs préférés, comme trop bavarde.

Bien que. – Revenons à « nonobstant ».C’est donc un silence constitué de choses oubliées, effacées. Une surface striée, marquée par ce qui a été retiré. En écrivant dessus, forcément, il y a d’invisibles ornières qui, ici ou là, orientent l’écriture (musicale) vers ce qui préexistait. À d’autres instants, la voie est libre, une zone vierge émerge. Comme toute œuvre débutant et se terminant par le silence, elle se présente sans frontières, sans rien qui la borne. Ce paysage silencieux est orné de modules légers, flottant à distances irrégulières mais précises, quelques notes groupées qui permettent de traverser ce silence à la manière de pas japonais dans un jardin spatial. Il y a des attentes, des tensions, d’autres interrogations, de l’ennui, de la surprise. Mais ce n’est pas la même chose que les 4’33’' silencieuses de John Cage qui se remplissent complètement des bruits extérieurs. Il y a ici des sons qui surgissent de l’intérieur de l’œuvre : dérangent-ils le silence ou est-ce l’inverse ? Les deux, ça va dans les deux sens. Les notes sont posées avec application, entourées de leur halo, enveloppées d’harmoniques ou sans fioritures, sèches. Elles conduisent la méditation, elles ébauchent le fil d’une histoire. Des effets d’hallucination peuvent se produire comme des inversions de valeurs : ces notes si bien sonnantes ne sont-elles pas des cristallisations de silence, des perles polies par le rien, et ce qui à première audition ressemble à du silence ne correspond-il pas à la matrice bruissante des sons ? Radu Malfatti travaille toujours avec différents styles de réduction, obéissant à des tropismes qui orientent ses trames sonores vers le silence, l’absence. Mais la place laissée au vide n’est pas forcément toujours aussi évidente. Nonostante est comme un manifeste, un « moule » de sons et silence où il revient s’isoler radicalement aux sources du surgissement sonore et du geste musicien (écouter d’où ça vient, la musique, en saisir le mouvement, le donner à entendre).

Voici le déroulé schématique de l’œuvre et de ses événements :
· On débute par un blanc et à 47”, six ou sept notes, durant plus ou moins 34 secondes.
· Retour au silence. À 1’54, quatre notes en 15 secondes.
· À 6’30, quatre notes en 26 secondes.
· À 11’01, deux notes en 12 secondes.
· À 15’, six notes en 51 secondes.
· À 16’58, trois notes en une trentaine de secondes.
· À 21’11, deux fois trois notes en 30 secondes.
· À 22’49, deux notes, 12 secondes.
· À 25’18, une fois trois notes, puis deux notes et une autre, en 72 secondes.
· À 28’09, une fois quatre notes puis deux autres en 31 secondes.
· À 31’32, deux notes, six secondes.
· À 32’43, une fois deux notes puis une dernière, en 15 secondes.
· Fin à 33’22.

Notons que la somme des chiffres de cette durée est égale à celle des chiffres de l’œuvre 4’33 de Cage : 10.

(Pierre Hemptinne)


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MALFATTI, Radu
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