Takehisa KOSUGI


Repères biographiques, une personnalité musicale qui sonde le temps

Takehisa Kosugi est né en 1938 à Tokyo. Créatif prolifique, il associe d’emblée le temps de la théorie et le temps du sensible. Il est ainsi diplômé de musicologie en 1962, violoniste et cofondateur d’un des premiers groupes de musique improvisée au Japon (Ongaku). Dans les années 1960, il se fait remarquer internationalement pour sa pratique de l’esprit Fluxus, cet art flirtant avec le non-art. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », disait Robert Filliou. Kosugi se distingue encore comme un des instigateurs dynamiques de l’aventure des Taj Mahal Travellers, un projet fou de musiciens nomades se pliant le moins possible aux contraintes de temps et d’espace, se produisant sous forme de happening brisant les conventions temporelles. Invités dans un festival, ils pouvaient occuper les lieux sans tenir compte des horaires prévus et improviser durant des heures, « sans fin ». Les musiques associent des formes traditionnelles, sacrées ou non, des éléments de musique concrète, de la musique électronique. Ces quelques éléments biographiques révèlent déjà le temps comme énergie centrale de la musique de Kosugi : la performance Fluxus surprend le cours ordinaire des choses, les Taj Mahal Travellers déplacent les normes temporelles du concert, les formes musicales puisent dans les héritages de différentes époques culturelles.
Takehisa Kosugi succédera à John Cage comme compositeur puis directeur artistique de la compagnie de danse de Merce Cunningham. Une consécration qui souligne sa sensibilité à explorer les relations entre musique, espace et mouvements des corps dans une temporalité spécifique d’œuvre présentée sur scène.

Du violon solitaire à la contemplation sonore de l’océan

Dans son œuvre pour violon solo, Takehisa Kosugi développe une trame réticulaire, respirante, qui avance et se retire, avec une certaine indolence, une matière détendue sur laquelle l’archet dessine des traits acérés, fugitifs, mais créant dans la longueur un enchevêtrement mouvant qui évoque le filet scintillant d’écume au sommet des vagues. Vagues qui ne cessent jamais de venir, de mourir, d’être remplacées par d’autres vagues.
On retrouve cette manière de manier le violon dans son œuvre maîtresse, Catch-Wave ’97 en dialogue avec d’autres éléments : bruits de vagues, électronique analogique et chants transformés.

Le compositeur donne une nouvelle vie à des matériaux sonores provenant de plusieurs performances et installations réalisées dans plusieurs galeries d’art, notamment Mano-Dharma, Electronics et une version antérieure de Catch-Wave.
La contemplation de l’océan est réputée idéale pour méditer sur le temps. Elle réveille l’exaltation des débuts et exacerbe la mélancolie du crépuscule, sa rumeur incessante et monotone étourdit et préfigure une sorte d’oubli apaisant.
Le livret du CD présente du reste une série de photos de vagues, à différents stades, mais donnant bien cette illusion d’une succession sans fin. Un éternel recommencement fascinant à scruter, faisant perdre la conscience du temps qui passe.

Le mariage des éléments sonores et l’intemporel

On entend d’abord le ressac, le flux et reflux des vagues sur le rivage, tel qu’en lui-même. Concrètement, l’océan est là. En même temps, un trait de violon dessine d’emblée une ligne d’horizon, instable, de plus en plus dansante qui s’enivre de ne pouvoir être fixée. Le violon représente la manière dont l’âme du musicien laisse chanter et danser son océan intérieur.
Presque immédiatement, les sifflements électroniques apparaissent. Ces sons « artificiels », à l’extrême opposé du bruit naturel des vagues et de la chanson intime du musicien, imitent à la perfection le mouvement et la dynamique marine, ils en captent les ondes et les transcrivent en schémas sonores oscillants.
Le ressac sonore se tisse donc de trois éléments distincts (concret, subjectif, artificiel) qui tournent sur eux-mêmes, avancent, reculent, envahissent l’oreille, se retirent, gonflent, échouent, cherchent d’autres rivages, se chevauchant alternativement.
L’œuvre avance lentement, s’installe dans la longueur et il faut s’y soumettre pour en éprouver les effets hypnotiques et découvrir cet instant magique où les trois composantes – les lignes de violon, les arabesques électroniques, l’enregistrement des vagues en temps réel – se substituent l’une à l’autre, se confondent, s’assemblent en un formidable point de fuite vers l’infini, l’intemporel. Cet instant particulier où le défilement rapide du temps donne l’impression de se figer, une paradoxale immobilité fulgurante qui engourdit la conscience d’être soi. Cela se produira à des moments légèrement différents selon la sensibilité et l’attention de l’auditeur.

L’œuvre suit un schéma d’émergence lente et d’amplitude progressive. L’apogée, mariage réussi des matériaux sonores hétérogènes déployant à l’unisson tout leur potentiel de déferlante, est annoncé par des éclats évoquant le chant diphonique. C’est le chœur des sirènes, voix planantes, chants rituels ou célébrations païennes, voix d’extase et de peur transformées elles-mêmes en vagues qui se perdent dans la contemplation du temps.

L’intensité ensuite décroît jusqu’au retour au rivage dans sa nudité élémentaire. Mais déjà, tout au fond du silence tout neuf qui se réinstalle, Catch-Wave recommence, en sourdine…

(Pierre Hemptinne)


Artists

KOSUGI, Takehisa
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