Stan Brakhage est un réalisateur expérimental américain. Son travail, si éclaté formellement qu’il puisse paraître au premier abord, dresse sur plusieurs décennies une manière singulière, cohérente d’appréhender le média cinématographique. Entre films de famille (auxquels il donnera par leur ampleur, leur accumulation, fonction d’épopées), recherches purement formelles et provocations visuelles, c’est toujours le processus physiologique de la vision qui est questionné à travers un double mouvement : l’acte de voir et celui de donner à voir par le biais d’une tension – une dissonance muette – qui tend par le déplacement qu’elle suppose chez le spectateur à dépasser la conscience, à l’anticiper. Il s’agit de retrouver une forme primitive de perception en rendant compte des possibles d’un éternel présent, renouvelé et transposable par la trace qu’est le film, la pellicule. De par leur facture artisanale, les films de Brakhage éludent ainsi les médiations – pas d’acteurs, pas de figures, pas de modèles. On serait presque tenté de dire, pas de représentation. La caméra stylo, à la première personne, favorise l’instantanéité. De la pensée au film qui s’immisce dès lors de manière ostentatoire et revendiquée au rang d’art. Cependant chez Stan Brakhage, spontanéité ne rime pas avec désinvolture ni même attrait pour l’aléatoire (ce qu’un survol trop rapide de son travail pourrait laisser croire). Car ce qui sous-tend son œuvre (composée de plus de trois cents films, d’aucuns de quelques secondes, d’autres de plusieurs heures) est autant exploration temporelle que visuelle. À ce titre, les différents niveaux de structure (à l’intérieur d’un plan, et dans la relation entre plans) et plus fondamentalement le rythme sont des éléments centraux de ses films .
Si le rythme est inhérent à toute forme de vie et par extension toute forme artistique, dès lors qu’elle s’érige de par sa nature même contre le flux du temps, nous sommes ici en face d’une œuvre qui, par sa « primitivité » formelle, le rend palpable. C’est une pulsation – apparaissant d’autant plus prégnante par l’absence de bande-son dans la plupart des films – qui s’étire, accélère, se fige, nous amenant, spectateurs, à un état de transe facilitant l’adhésion aux hallucinations visuelles proposées.
Les dix films présentés dans Hand-Painted Films sont le fruit d’un travail relativement tardif dans l’œuvre de Brakhage. Réalisés entre 1986 et 1994, d’une durée similaire, ils ont comme autre point commun d’avoir tous été réalisés sans caméra. La vision de Brakhage étant directe transposition de matières picturales sur la pellicule filmique. Il est intéressant, avant de plonger plus avant dans l’étude de ces œuvres, de noter que la déclaration d’intention de Brakhage, formulée à plusieurs reprises dès les années cinquante (jusque sur des plateaux de télévision américains) de proposer un cinéma qui aurait pour sujet principal la vision elle-même, s’est vue au cours des décennies, renforcée, affinée par un minimalisme toujours plus poussé dans les moyens utilisés. Les jeux sur les composants fondamentaux de la perception (vitesse, mouvement, immobilité, couleur, symétrie, etc.) ont été en quelque sorte étayés par un abandon progressif de toute forme de technologie, de tout appareillage considéré avant tout comme écran. Brakhage proposa ainsi, à la fin de sa vie, des films de plus en plus dénudés, comme si toute son œuvre avait été un lent cheminement vers le dépouillement et que la décomposition des éléments de la perception, leur agencement divers, leur dissection presque scientifique l’avaient amené jusqu'à ce point extrême où l’œil lui-même (et son catalyseur qu’est la lentille de la caméra) était remis en question – possible inhibiteur –, juste avant la nuit.
Après ces films peints à même la pellicule, affaibli par un cancer et un problème oculaire, Brakhage réalisa encore quelques films, dans lesquels il poussa l’abnégation jusqu’à se contenter de gratter sur la pellicule, soustrayant à la matière ce qu’il cherchait à rendre visible.
On pourrait comparer chacun des dix films présentés à autant de poèmes dont les titres seraient des programmes : Night Music, Autumnal, Ephemeral Solidity, Naughts, Stellar, etc.
Les voir à la suite, les considérer comme un recueil (rassemblement autant que recueillement paiën), c’est prendre conscience du savoir-faire de Brakhage. Variations incessantes à partir d’un vocabulaire restreint dont les combinaisons maîtrisées, obsessionnelles, sont luxuriance. Son cinéma, si on s’y laisse perdre, agit de ce fait sur nous comme un suspens, une poche temporelle où le regard s’inverse, part du vivant et éclaire non pas le monde, mais une nouvelle manière de l’appréhender.
(Maxime Coton)