Rémi DURY


Le développement des lutheries électroniques, informatiques, numériques n’est pas nécessairement synonyme de dématérialisation des outils musicaux. À l’heure du numérique et de l’interface, de nouvelles technologies servent la recherche et l’innovation en lutherie, tout en réhabilitant le geste, le plus souvent absent des musiques électroniques.

L’un des exemples les plus fascinants d’innovation en matière d’outils de création numérique est certainement le Karlax, cet instrument de musique révolutionnaire multimédia, inventé par le compositeur Rémi Dury, pour la société Da Fact.

De prime abord, le Karlax a l’aspect d’une clarinette, ou peut évoquer le saxophone, mais il n’a pas d’anche. Aussi n’appelle-t-il aucun souffle, juste le mouvement. Il est un contrôleur midi conçu pour offrir aux artistes une palette gestuelle incomparablement riche, variée, expressive et intuitive. Cet appareil capte les gestes, des plus amples aux plus subtils : le déplacement des phalanges, des poignets, des coudes, des avant-bras, du torse. Pistons ultra sensibles, touches à haute résolution, switches, benders, axe de rotation et centrale inertielle peuvent être actionnés indépendamment ou simultanément. Les mouvements sont captés, mesurés et transmis par un réseau sans fil à l’ordinateur qui exécute en temps réel l’intention du compositeur, les gestes de l’interprète.

Tentons une description de l’outil. L’aluminium pur, anodisé noir, est réservé aux pièces de précision, garantissant une tenue parfaite de ses différents mécanismes. Les plateaux-pouce, les pommeaux et la fenêtre de l’émetteur sont en résine. L’instrument se divise en deux parties : une partie haute et une basse, pour chaque main. Un axe rotatif muni de deux benders relie chacune d’elles. La partie haute présente sur sa face avant quatre pistons sensibles à la vélocité, cinq touches continues, quatre switches ; le pouce manipule cinq switches sur la face arrière et un mini-joystick de cinq positions. Quatre pistons sensibles à la vélocité, cinq touches continues et quatre switches composent la partie basse. L’ensemble est complété par deux pommeaux permettant de porter l’instrument et d’actionner l’axe rotatif. Un écran de visualisation facilite l’édition des paramètres.

Présenté pour la première fois au printemps 2010, le Karlax est produit par la jeune société Da Fact, active sur le terrain de la recherche et de l’innovation en matière d’outils et instruments dédiés aux arts numériques, tant visuels que musicaux. Da Fact s’est développé avec l’ambition d’offrir aux artistes des instruments leur apportant ouverture et expressivité en brisant les contraintes posées par les contrôleurs et autres interfaces traditionnels. Le Karlax inaugure en ce sens une nouvelle génération d’instruments de contrôle.

Ce à quoi semble remédier cet outil (qui n’est pas, à lui seul, instrument, puisqu’il ne produit, seul, aucun son – l’instrument étant ici à comprendre comme l’ensemble du dispositif mis en place, du Karlax aux logiciels et à la technologie utilisés) c’est à la relation qu’entretien le musicien électronique avec les sons qu’il produit. La musique électronique permet une invention infinie de sons, rappelant le rêve d’Edgar Varèse de manipuler « un instrument qui contienne tous les sons du monde » ou encore celui de Pierre Schaeffer
« de jouer d’un instrument le plus généraliste qui soit » (à ce titre le Karlax, en permettant la manipulation d’une banque de sons riche et variée, célèbre la figure de l’ « homme-orchestre », à l’heure des technologies numériques). Mais cette musique, si elle s’est affranchie des catégories (pour en créer d’autres) et d’un certain apprentissage et langage musical, a mis de côté un élément fondamental de la performance musicale : le corps de l’interprète. Où se situe, dans ces musiques, le point de jonction entre le corps et la machine ? Le Karlax est le premier contrôleur replaçant l’interprète au centre de son jeu. Exploitant les gestes de l’artiste, ce nouvel instrument libère physiquement celui-ci sur scène grâce à la technologie sans fil. Par-delà le corps, il optimise dans son ensemble la chaîne de création numérique, augmentant le potentiel des logiciels et équipements de composition, d’enregistrement, d’édition et d’interprétation.

La relation entre le performeur et le public s’en trouve elle aussi améliorée. Le musicien électronique qui travaille sur laptop et contrôleurs doit trouver le moyen de créer une présence visuelle suffisamment forte pour que la performance ne donne pas seulement l’effet d’une suite de séquences sonores agrémentées d’effets. Le veejaying pallie déjà à ce défaut visuel. Mais ce type de live reste profondément contraint par une matière la plupart du temps préprogrammée et une interface laissant peu de place à la spontanéité et à l’improvisation. Ce à quoi remédie le Karlax, contrôleur musical qui apporte aux arts musicaux et visuels un champ de création inexploré. Il est à la fois un instrument de composition complexe et abouti et un instrument d’interprétation vivant. D’une extrême maniabilité, l’instrument remet l’interprète au centre de la scène, permettant des enchainements pratiquement chorégraphiques. Notons encore la possibilité de dépasser le monde musical, ouvrant la voie à une esthétique qui combinerait le traitement du son et de l’image : interpréter une partition lumineuse, chorégraphier des faisceaux en mouvement, jouer les nuances, les intensités, les variations de couleur…

Plus qu’un contrôleur, le Karlax apparait être un chainon manquant, l’outil intercesseur nécessaire à la relation qu’entretient, comme il l’a fait de tout temps, le musicien avec le son émis par la technologie dont il use. Il augure certainement une nouvelle ère pour la lutherie, car il y a fort à parier que ce genre d’outil se généralisera dans les décennies qui viennent (notons d’autres innovations de ce type : le Eigenharp, l’AlpaSphere, le Crystal Bell, etc.), ouvrant la voie à de nouvelles formes et pratiques, sonores, visuelles et performatives.

Sebastien Biset


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DURY, Rémi
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