Très souvent dans les documentaires radiophoniques de Yann Paranthoën (1935-2005), notamment les plus connus qui se sont vus édités en disque après leur diffusion initiale sur les ondes, on peut trouver un double, voire un triple sujet.
Ainsi Lulu (1988) est en premier lieu le portrait de Lucienne Virgoulay, femme de ménage parisienne d’origine rurale (« Moi, j’étais dans une ferme avec mes parents, mon père était métayer ») âgée d’une cinquantaine d’années. Mais Lulu ne travaille pas n’importe où. C’est à la Maison de la radio (Radio France) qu’elle nettoie bureaux et studios, matin et soir. C’est très probablement là que Yann, comme elle l’appelle, l’a rencontrée. Par les sons de la Maison de la radio, cela rapproche doublement le sujet : d’abord de son réalisateur, ensuite de son média, de son moyen de diffusion. Sans oublier, que par le portrait des collègues de Lulu – quelques éléments biographiques, dans leur propre langue –, Paranthoën donne à entendre la diversité d’origines de ces femmes et hommes de ménage qui, d’après Lucienne, font l’essentiel de la foule du métro de six heures du matin (« Ce n’est que des gens qui font le ménage le matin ») : Mme Pinto la Portugaise, Lucía l’Espagnole, Thérèse la Martiniquaise, Heinz l’Alsacien, Jean le Mauricien…
Comme son nom l’indique, Un Paris-Roubaix parmi 100 (1982) rend compte d’une édition de la célébrissime course cycliste d’un jour. Et, en termes de petite histoire du vélo, pas de n’importe quelle édition : celle où Bernard Hinault, qui détestait cette course tellement exigeante et cassante (chutes, crevaisons) qu’elle touche à l’inhumain, avait donné raison à sa fanfaronnade d’avant-course d’y participer une fois, de la gagner, et de ne plus jamais y mettre les pieds. Ce qu’il parvint donc à faire, gagnant au sprint sur le vélodrome de Roubaix, après deux crevaisons et trois chutes. Lâchant un assassin « Paris-Roubaix est une connerie » quelques secondes après le passage de la ligne d’arrivée, il signait aussi la première victoire française (ou plutôt bretonne) de la course après la période de disette de vingt-cinq ans qui avait suivi la victoire de Louison Bobet (un autre Breton) en 1956. Dans cette création radiophonique (même si Paranthoën se méfiait du mot « création » et préférait parler d’« expression radiophonique »), le réalisateur tire aussi le portrait individuel vers la photo de groupe, en donnant aussi la parole aux mécaniciens, préparateurs et médecins, aux journalistes qui dictent leur papier par téléphone à leur rédaction… Et surtout, en sous-face, il y a ce lien peu connu, très matériel mais peu raconté, qui relie le Nord et la Bretagne par la provenance des pavés de Paris-Roubaix qui, dans leur grande majorité, ont été façonnés par des tailleurs de pierre bretons, dont le propre père de Yann Paranthoën. Quand paraîtra un livre d’entretiens intitulé Propos d’un tailleur de sons (1990), il faudra bien d’abord y voir un hommage filial.
Yann Paranthoën est donc né en 1935 à l’Île-Grande, dans les Côtes-du-Nord (actuelles Côtes d’Armor) d’un père tailleur de pierre. Après cinq années, de ses dix-sept ans à vingt-deux ans, où il officie comme radariste dans la marine, il « monte » à Paris et rentre un peu par hasard (une rencontre, quelques tests, et hop !) à l’ORTF en 1957-1958, en tant que technicien. « J’ai appris le son sur le terrain et dans les studios. Pendant dix ans, j’ai fait du montage : j’ai coupé, j’ai collé de la bande magnétique… J’ai beaucoup écouté et progressivement, j’ai découvert qu’elle avait un langage spécifique » (entretien avec Wilfried Jaillaird pour la revue L’Oeil électrique n° 6). Quand, dès 1967 avec Un petit chariot pour la Grande Ourse, à côté de son travail quotidien sur les sons « des autres » et les sons de l’actualité radiophonique, Paranthoën pourra, en parallèle, se lancer dans quelques projets plus personnels, plus lents et au long cours, ceux-ci seront marqués par une double exigence : d’une part, chercher la nature profonde – sonore – du média radiophonique (aller plus loin que la diffusion de musiques et de discours) et, d’autre part, rester lisible (« Lulu c’est aussi ça : il faut que Lulu elle-même puisse l’entendre et s’y retrouver », in entretien avec Catherine Portevin).
Privé pendant l’enfance de sa langue et de sa culture bretonnes (« Les langues régionales ont longtemps été illégales. Je fais partie de la génération qui a le plus souffert de cela »), Yann Paranthoën adulte essaie donc de se créer un nouveau langage qui au texte et à la musique (expressions marquées par une grammaire, une orthographe, un solfège) préfèrera une approche plastique du son, comme une matière à sculpter ou une palette de couleurs. Généralement, il enregistre d’abord une toile de fond en stéréo qui correspond au mouvement : sons des lieux, discussions des gens entre eux ou avec le réalisateur, mais toujours en action. Puis, celui-ci les retrouve dans l’intimité et les enregistre « à blanc », en mono, sans bruit de fond pour ce qui correspondra, dans le montage/mixage final, aux voix intérieures. « La radio est proche de l’art plastique : il y a des couleurs que l’on peut mélanger. [...] Le mouvement stéréo est une toile de fond à laquelle j’ajoute des couleurs. » (Philippe Delvosalle)
À lire
Yann Paranthoën et Alain Veinstein, « Propos d’un tailleur de sons. Entretiens » (Phonurgia Nova)
Christian Rosset (dir.), Yann Paranthoën. L’Art de la radio, (Livre-CD-DVD, Phonurgia Nova).
À lire en ligne
Interview par Catherine Portevin (vers 1992) sur le site Phonurgia Nova
http://www.phonurgia.org/yann.htm
Interview par Wilfried Jaillard, L’oeil électrique n° 6
http://oeil.electrique.free.fr/article.php?numero=6&articleid=230