Conlon NANCARROW

  • PLAYER PIANO VOL 1 (STUDIES 1 - 12) (FN1668) écouter

Rétrospectivement, on peut – ce n’est pas la seule lecture possible, mais c’en est une – considérer la musique de Conlon Nancarrow (Arkansas, 1912-Mexico, 1997) comme découlant, d’une part, d’influences musicales (concerts, disques, rencontres, ouvrages de théorie musicale, etc.) et, d’autre part, de choix politiques qui l’ont amené à se retrouver pendant quarante ans à l’écart des grands centres mondiaux d’échanges et de médiatisation de la musique classique contemporaine.

En 1937, Conlon Nancarrow est un jeune musicien bouleversé à la fois par Le Sacre du printemps de Stravinsky et par le jazz (il en joue lui-même en tant que trompettiste). Membre du Parti communiste, il s’engage, comme trois mille de ses compatriotes, dans la Brigade Abraham Lincoln pour aller combattre l’extrême droite espagnole – et européenne – aux côtés des forces républicaines en Espagne. En 1939, lorsque la victoire du camp du général Franco ne fait plus de doute, les deux mille brigadistes américains survivants rentrent au pays. Se rendant très vite compte que ses camarades et lui sont désormais indésirables aux États-Unis, soumis à un harcèlement administratif assez zélé et pénible, Nancarrow part s’installer au Mexique en 1940. Dans l’intervalle, au cours de l’année qu’il a passée à New York, il aura cependant pu rencontrer les compositeurs Elliott Carter, Aaron Copland et surtout, par livre interposé, Henry Cowell. Le traité New Musical Resources dans lequel ce dernier, de 1919 à 1930, a défriché tout un pan d’innovations rythmiques et harmoniques, aussi bien déjà expérimentées dans sa propre musique qu’encore purement spéculatives, bouleverse littéralement Nancarrow – en particulier la notion d’harmonic rhythm, c’est-à-dire de vitesse relative de changement des accords (combien de nouvelles informations harmoniques doivent – ou peuvent – être traitées par le cerveau en un temps donné).

Mais, au milieu des années 1940, il est encore un peu plus improbable en périphérie de Mexico qu’au centre de New York de trouver un humain doté d’une technique pianistique qui lui permettrait de jouer la musique dont rêve Nancarrow. C’est pourquoi en 1947, profitant d’un héritage, le musicien exilé entreprend un bref aller-retour dans le Bronx, à New York, pour y acheter un player piano (piano mécanique ou Pianola) et se faire fabriquer la machine à perforer les bandes de carton qui font office de partition et permettent d’actionner les touches et les marteaux. Au cours d’un processus de composition et de perforation très lent (« un an de travail pour cinq minutes de musique »), Nancarrow va ainsi, à partir de 1949, donner une vraie deuxième vie d’instrument de musique à une machinerie musicale déjà désuète mais qui fut très répandue au début du XXe siècle (deux millions d’exemplaires vendus aux États-Unis) avant la commercialisation massive de la radio et du phonographe électrique – et marquée jusqu’alors par ce statut bâtard, entre instrument de musique (jeu) et moyen de reproduction et de diffusion sonore (écoute passive).

Et l’œuvre de Nancarrow sera à la mesure du déplacement culturel de l’outil qui a permis de la façonner : sur des ossatures issues de musiques populaires (blues pour la « Study 2a », boogie-woogie pour la 3e étude, tango pour la pièce interrogative du même nom, motifs jazz ou ragtime à la Art Tatum) le compositeur greffe des structures musicales touchant aux mathématiques, à la métrique et à d’autres sciences des nombres. Superpositions de rythmes extrêmement contrastés, changements graduels ou abrupts de tempos, etc. : en s’affranchissant de la question de l’interprète, les pianos mécaniques de Nancarrow se muent parfois en véritables « mitrailleuses musicales » lui permettant de propulser dans l’air des agrégats – de « petites bombes » – sonores pouvant compter – compacter – plus de deux cents attaques à la seconde. Et, pour encore accentuer l’impact percussif de ses deux pianos mécaniques, il recouvre les marteaux de l’un de cuir et ceux de l’autre de métal ! Mais, en partie grâce à leur socle humaniste et populaire, ses études ne deviennent jamais froides ou inécoutables ; leurs auditeurs ont la tête dans un nuage de notes inouïes (au sens littéral) mais les pieds sur un terrain familier. Ou, selon les mots de son admirateur Györgi Ligeti : « His music is so utterly original, enjoyable, perfectly constructed but at the same time emotional… For me it’s the best of any composer living today. »

À partir des années 1970, des compositeurs tels que John Cage, Gordon Mumma, Jim Tenney et Charles Amirkhanian lui rendent visite au Mexique. Et, à la même époque, les avancées en matière d’électronique musicale l’interpellent et questionnent plus de trente ans de défrichage solitaire de la « post-performer music » (musique d’après l’interprète) : « Enfin, tout ça c’était avant les musiques électroniques. Mais les musiques électroniques ne s’intéressent pas au diapason et aux effets atmosphériques du son, et moi, c’est ce qui m’intéresse par-dessus tout. Si je pouvais avoir un instrument avec des rouleaux, et toute la gamme de son de la musique électronique, ce serait extraordinaire pour moi ! » (Entretien en 1980 avec Jacqueline et Daniel Caux). En 1987, il rencontre le sculpteur sonore Trimpin dont le travail associe instruments non électroniques (xylophone, gamelan, violoncelle, timbales, etc.) et logiciels informatiques pour les actionner. Ensemble, les deux musiciens scannent les rouleaux de Nancarrow pour les numériser et transcrivent « Boogie Woogie #3a » pour les instruments à cordes du Kronos Quartet mais, surtout, s’attèlent à rendre possible certaines compositions pour deux pianos mécaniques ou pour un grand nombre d’instruments de percussion que Nancarrow – comme George Antheil avec les seize pianos mécaniques de son Ballet mécanique, d’ailleurs – n’avait jamais réussi à parfaitement synchroniser auparavant. Quelques œuvres mortes-nées des années 1940 sont ainsi ressuscitées, encore du vivant de leur compositeur.

(Philippe Delvosalle)

Un article et un entretien, in Daniel Caux, Le Silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps qui passe, Éditions de l’Éclat, 2009.

Jean-Pierre Nadau, « Conlon Nancarrow », in Revue & Corrigée n° 28, juin 1996.

Site (quasi) officiel, en allemand, www.nancarrow.de


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