Luc FERRARI


« Bon, je ne fais plus rien désormais qu’écouter [...]
J’entends les oiseaux dans leur bravoure, la rumeur du blé qui se lève, le commérage des flammes, le crépitement des charbons qui cuisent mes repas.
J’entends le son que j’aime, la voix de l’être humain,
J’entends la confluence des sons composites, fusionnant, successifs,
Bruits de la cité, bruits d’ailleurs, bruits du jour, bruits de la nuit [...]
Ho hisse des caliers déchargeant les bateaux dans les ports, refrains dans la bouche des leveurs d’ancres,
Sonnerie des alarmes, appels au feu sur le passage éclair des pompes à incendie qu’annoncent les cloches prémonitoires, les lumières de couleur,
Sifflet de la vapeur, fracas régulier du convoi des wagons qui approchent,
Lente marche martiale jouée en tête de l’association qui défile en cadence [...]
Jusqu’à ce que libre enfin j’éprouve la merveille des merveilles,
Cela qu’on appelle Être. »
Extrait de Chanson de moi-même de Walt Whitman (traduit de l’américain par Jacques Darras)

Du post-sérialisme et de la musique concrète à l’improvisation électro-acoustique, Luc Ferrari (1929-2005) a dès les années 1950 exploré les possibilités de nombreux modes d’expression sonore. Son invention de la musique « anecdotique » fait de lui un des créateurs les plus originaux de la seconde moitié du XXe siècle, avec des compositions, comme on va le voir, qui ne relèvent ni du soundscape, ni du reportage, ni de la pure musique concrète. Une des particularités de Luc Ferrari est qu’il aura toujours abordé les genres en les contournant, voire en les transgressant, dans une perpétuelle quête de nouveauté et de surprise.

Déjà à ses débuts, après une formation classique au piano, il se lasse assez vite de l’enseignement d’Arthur Honegger et d’Olivier Messiaen. Du premier, il rejette le côté « dépressif et pessimiste » et du second, l’obsession pour les oiseaux et la foi catholique. À cette époque, à la fin des années 1940 et durant les années 1950, il compose des pièces instrumentales relevant d’une certaine tradition de l’esthétique sérielle. Bientôt, trois expériences fondatrices vont l’amener à réorienter son parcours.

Sa découverte de Déserts (1954) d’Edgar Varèse conduit Luc Ferrari à rejoindre le compositeur à New York tant il est fasciné par cette première œuvre « mixte » (instrumentale et électronique à la fois) de l’histoire. Il rencontre John Cage à Cologne au début des années 1950 et est séduit par les concepts d’indétermination et d’écoute des sons du quotidien prônés par l’Américain. Enfin, le contact peut-être le plus déterminant est celui avec Pierre Schaeffer et la musique concrète. Ferrari entre ainsi au Groupe de recherche de musique concrète (le futur GRM) en 1957.

Il quitte ce groupe quelques années plus tard, en 1966, à la recherche de nouveaux horizons. En effet, pour les compositeurs concrets purs et durs, la source du son utilisé ne doit pas être reconnaissable. Or, Ferrari va dévier de ce dogme en intégrant dans sa musique des sons enregistrés non modifiés dont la nature peut être identifiée. Ces sons, et en cela il se distingue également de ses collègues, peuvent être captés en dehors du studio, dans la nature, dans la rue, etc. Cette composante « anecdotique » fait de Ferrari un des compositeurs expérimentaux les plus en prise avec cette notion un peu floue qu’est le « réel ». Les premières pièces dans cette optique sont Hétérozygote (1963-1964) et Music Promenade (1964-1969). Jusqu’à sa mort, Luc Ferrari va jouer de cette combinaison de sons réels et concrets, mais aussi instrumentaux et électroniques.
En parallèle, le musicien continue à composer pour des ensembles instrumentaux ou mixtes. À la fin de sa carrière, toujours avide de risque, il croise le fer avec de plus jeunes musiciens improvisateurs tels qu’eRikm, Otomo Yoshihide ou Noël Akchoté.

Deux composantes essentielles de la musique de Luc Ferrari envisagée ici sont la mémoire et l’intime. Avec son « stylo-micro », comme il le nomme lui-même, le collecteur de sons enregistre des moments lors de ses vacances et autres déplacements. Il n’est pas rare de l’entendre intervenir et commenter directement l’action en cours, souvent en compagnie de sa femme Brunhild. Ces prises de son agissent dès lors comme la photographie d’instants, ayant vocation de souvenirs, ou comme l’écriture d’un journal intime (ainsi que Ferrari l’explique lui-même lors d’une rencontre au début des Far West News).
Cette volonté de transmission d’un environnement sonore se rapproche de la pratique du soundscape, mais s’en distingue par une particularité importante : Ferrari ne restitue pas, il compose. L’artiste choisit des enregistrements, les combine, les associe à des sons d’autres natures et forme ainsi une nouvelle entité, riche de significations multiples. Si la pièce ainsi créée dépend du vécu et de la subjectivité de Ferrari, il n’en demeure pas moins que son contenu narratif, ouvert, invite l’auditeur à s’inventer ses propres histoires.

Malgré son titre appelant humilité et discrétion, Presque rien n° 1, le lever du jour au bord de la mer (1967-1970) est considéré par plusieurs, notamment par le grand critique Daniel Caux, comme un chef-d’œuvre de la musique du XXe siècle. La pièce a été composée lors d’un séjour de Ferrari sur une île de la Dalmatie. Ce qui nous est donné à entendre évoque plaisamment une atmosphère de vacances. Peu à peu, un port sort du silence de la nuit, des voix résonnent au loin, un moteur se met en marche, des cigales commencent à chanter… Une écoute inattentive peut laisser croire que Ferrari a laissé tourner son enregistreur sans intervenir. Pourtant, ce premier Presque rien résulte de plusieurs jours d’enregistrement. Luc Ferrari a étudié en effet la vie sonore du paysage afin d’en distinguer les composantes les plus significatives avant de les assembler selon sa propre compréhension. S’agit-il dès lors d’une restitution réaliste ? D’une intervention minimaliste ? Quelque part, peu importe étant donné l’ampleur et la poésie de cette composition solaire et cristalline.

Quatre Presque rien ont été édités, parfois plusieurs années après leur création tant l’intimité de Luc Ferrari y est dévoilée. C’est par exemple le cas de Presque rien n° 2, ainsi continue la nuit dans ma tête multiple (1977). L’idée diffère ici du premier Presque rien, puisque le compositeur va directement à la rencontre des phénomènes nocturnes tout en commentant doucement sa balade. Au fur et à mesure, différents sons électroniques vont agrémenter ceux de la nature et faire dévier la vocation naturaliste originelle. En effet, d’après Ferrari : « La nuit surprend le “chasseur” et pénètre dans sa tête. C’est alors une double description : le paysage intérieur modifie la nuit extérieure et la composant, y rajoute sa propre réalité (imagination de la réalité) ; ou peut-on dire, psychanalyse de son paysage de nuit ? »
On le voit, le concept de mouvement est très important pour Luc Ferrari. Cette idée de déplacement, mais aussi celle de transfiguration du matériau biographique est au centre de la pièce radiophonique en trois parties des Far West News (1998-1999). Durant un parcours aléatoire dans le Sud-Ouest américain, de Santa Fe à Los Angeles, en passant par Monument Valley ou le Grand Canyon, le musicien laisse son micro branché tout en multipliant les rencontres avec des compositeurs mais aussi des tenanciers de restaurants, des artisans… Tous ces sons sont ensuite travaillés en studio afin de donner à l’auditeur une version du voyage plus proche du « poème sonore d’après nature » que du journal intime d’abord entrepris. On y entend des éléments répétés, transformés et associés à de micro-événements du quotidien, parfois avec beaucoup d’humour. Ce subtil agencement révèle un réel savoir-faire musical.

Les Anecdotiques (2001-2002) jouent également de cette balance entre sons « concrets » non manipulés et sons « abstraits ». Le côté narratif y est moins perceptible de prime abord puisque chacune des quinze séquences est issue d’un voyage et d’une époque différents. L’auditeur est ainsi promené de Ronda en Espagne aux États-Unis en passant par la France et la Toscane. Ces clichés sonores alternent avec des paroles intimes et spontanées de femmes anonymes. D’après Ferrari, « ces trois éléments [sons concrets, abstraits et voix] forment une continuité dans laquelle il n’est pas important de distinguer de quoi et de qui il s’agit. Ce qui m’a intéressé, c’est de faire une composition aux significations ambiguës et qui fasse porter l’attention par des sens et des non-sens. » Les manipulations et agencements du compositeur peuvent être analysés en termes cinématographiques : montage, plan, mouvement, raccord. L’auditeur a affaire ici à un fascinant « cinéma pour l’oreille ».

Pour qui souhaiterait embrasser l’œuvre unique de Luc Ferrari, un splendide coffret, intégrant les pièces discutées ici parmi d’autres, a été édité en 2009 par l’Institut national de l’audiovisuel. La compilation Son mémorisé (Sub Rosa, 2007) constitue une porte d’entrée plus synthétique, mais non moins intéressante. Elle reprend le Presque rien n° 4, la remontée du village (1990-1998), un inédit aux saveurs orientales (Promenade symphonique dans un paysage musical ou Un jour de fête à El Oued en 1976, 1976-1978) et Saliceburry Cocktail (2002), une composition électro-acoustique proche de la musique minimaliste américaine.

(Alexandre Galand)


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