Dominique Petitgand (France, 1965), à partir d’enregistrements de voix évoquant des faits et gestes ordinaires, en y mettant soupirs, bégaiements, respirations impliquées ou absentes, développe des dispositifs légers qui captent le témoignage de fantômes qui passent et hantent la langue dans sa fonction de nous relier ou nous détacher de l’espace, du temps, de la nature, la ville, la famille…
Installations sonores, concerts dans l’obscurité, cinéma de silences et de paroles, sculptures de la mémoire orale, paysages intérieurs, théâtre d’ombres du pathos ténu… Son art est au confluent de plusieurs disciplines qui, dans la modernité, s’hybrident, réaménageant de manière originale les relations entre le conceptuel et le fait main. Cette hétérogénéité de l’art est elle-même accélérée, enrichie, par les apports d’autres savoirs : dans le cas de Petitgand, toutes les évolutions dans la manière de faire l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la linguistique – en accordant de plus en plus d’importance aux voix des « petits », en déplaçant l’attention ethnologique sur le terrain de notre quotidien, en étudiant de plus près le langage de tous les jours, en multipliant les cultural studies qui rendent compte de l’importance des vécus « d’en bas » –, ont préparé indirectement un contexte où ses interventions prennent tout leur sens. Elles y ouvrent et interrogent en permanence des micro-contacts entre le concret du parler et l’onirique du désir, le document et la fiction.
Dominique Petitgand ne travaille pas avec des acteurs. Il place ses micros dans l’intimité singulière de personnes dont il semble connaître l’histoire. À tel point qu’il enregistre ce qu’aucun enregistreur ne peut saisir tout seul : les particularités personnelles du vide qui entoure syllabes et consonnes et leur confère accents, réverbérations, glissements, couleurs, ainsi que ce tissu d’infimes présences qui bruissent dans les paroles, dans les images et idées qui s’échappent de la bouche comme de légères buées sonores.
Les seules illustrations qui accompagnent son premier CD, Le Sens de la mesure (1999), sont celles qui décorent le livret : un échantillon de toile de Jouy, ce papier peint typé et historique constitué de scènes villageoises, pastorales ou paysannes, suspendues dans le blanc, répétées à l’infini. Le genre d’images qui finissent par ne plus être regardées réellement, flottent dans le regard, s’infiltrent dans la mémoire. Elles resurgiront des années plus tard comme des détails abstraits cristallisant en quelques traits toute l’atmosphère d’une époque, d’une chambre, d’une maison oubliée…
C’est de cette manière, résurgence d’images verbales venant calculer une relation aux accidents du temps, que surgissent les saynètes verbales très brèves et expressives du Sens de la mesure. Voix jeunes, âgées, enfantines, insouciantes, stressées, de vraies voix que l’artiste détoure, suspend dans le vide où il laisse monter le flux et reflux marins d’une légère musique, lancinante, imitant ce rythme de la mémoire qui tourne en rond.
La voix, dans son plus simple appareil, cherche toujours à mesurer.
Cela commence par une voix hésitante, coupée de silences, qui cherche à faire connaître une position balbutiante sur terre. Comment faire quand on n’a ni notion de durée ni sens de l’orientation ? Elle cherche ses mots pour dire cette incommensurable dynamique.
Des enfants balisent l’espace, mesurent le temps et leur territoire, ouvrent des failles dans le réel, ce sont d’autres mesures que celles employées par les adultes. Cadre de la marelle traversant les mondes d’en haut et d’en bas, échanges de balles dont les trajets quadrillent une aire de vie fantasmatique.
Voici quelques clichés issus d’albums de famille, des chaleurs exceptionnelles, des trains bondés, une bousculade ou une couverture épaisse de neige et les gestes inhabituels, maladroits, pour s’en sortir, placer les chaînes, les « protections ». Ces souvenirs immenses qui tiennent en peu de mots aident à mesurer le temps parcouru et à construire un fil biographique.
Il y a des incantations comme « Je marche, je tombe, je me relève », façon d’arpenter sa route, de conjurer l’emprise d’une fuite, d’une course éperdue. La répétition confère à cette formule une valeur de cauchemar. C’est à jamais qu’il faudra marcher, tomber, se relever.
Avec un dépouillement enchanteur, Petitgand évoque aussi ces inventaires poétiques qui tentent d’épuiser la description du réel, ici un enfant à qui il est demandé de décrire tout ce qu’il voit, sur la plage et autour de celle-ci, en tournant sur lui-même et obéissant à l’injonction adulte indiquant qu’il y a toujours et encore autre chose à voir… Le regard et l’imagination de l’enfant finissent par voir au-delà du réel, son regard bascule à l’intérieur.
Mais c’est aussi jouer à se noyer : sans exagérer, pas méchamment, juste pour causer cette sensation d’étouffement, de cul-de-sac, de trou noir, pour se donner des repères à ne pas dépasser, c’est aussi la recherche de l’ultime mesure. L’inverse des « trous blancs » dont Dominique Petitgand façonne les vertiges plastiques entre les musiques subtiles des témoignages épars. C’est enfin l’écho de ces consignes que l’on se répète en prévision d’une éventuelle catastrophe (la liste des premières choses à emporter) comme une litanie qui lie l’attente immatérielle au cœur de toute angoisse, ou encore ces comptines qui règlent le protocole des rendez-vous réguliers, « Elle sonne et je descends » et scandent les attentes…
(Pierre Hemptinne)
Un site avec entretien, extraits de ses installations sonores : www.gbagency.fr/#/fr/14/Dominique_Petitgand/