Situation de Taku Sugimoto
Taku Sugimoto est issu de ces courants japonais effervescents qui absorbent les formes musicales populaires occidentales, surtout américaines, par fascination pour la manière dont elles viennent rencontrer/déranger une philosophie traditionnelle orientale très éloignée de cet existentialisme sonore exubérant. Adolescent, son attirance pour le rock psychédélique et le blues américain le conduit à acheter sa première guitare et à tout apprendre de ces musiques en lien avec cet instrument-phare, leurs origines, leurs différentes écoles, leurs virtuosités, etc. Poussé vers l’improvisation, il participe au mouvement free jazz dans la dynamique des bars musicaux et puise dans la musique classique occidentale avant-gardiste des inspirations de recherches formelles. En 1985, il va fusionner plusieurs de ses sources d’inspiration (rock psychédélique, improvisation jazz, formes savantes classiques, blues) et participe à la création d’un groupe (Piero Manzoni) caractérisé par une forme de rock noise plutôt bien lourd, spectaculaire, avec drone et fuzz, longues plages hypnotiques, volontiers agressives, croisant en outre des influences Velvet Underground et MC5. Fin des années 1980, il oriente sa carrière vers le solo, abandonne la guitare pour le violoncelle, participe à différentes expériences d’improvisations et développe de nombreuses affinités exploratoires avec Tetuzi Akiyma, notamment au sein du Hikyo String Quintet (à écouter sur Tokyo Flashback # 4).
Le tournant du silence
Dans ce début de carrière, Taku Sugimoto joue le volume, la masse imposante de sons et d’effets, la distorsion magistrale du psychédélisme, l’improvisation qui libère des gisements des abondances bruyantes. À mesure qu’il explore sa voie personnelle de l’improvisation, on le voit progressivement décanter son jeu, aspirer à autre chose, se mettre à côté, chercher des zones vierges où épeler et égrener de fins chapelets de bulles, lisses ou rugueuses, tournant le dos aux ondes sismiques saturées du bruit. En 2001, il s’affirme en nouveau minimaliste et, comme on peut le lire sur le site de Stylus (article de Joe Panzner), se positionne en pionnier du silence post-Cage avec un style qui croise des influences de Satie, une attirance épatée pour le martèlement aérien de carillon et le lyrisme fragmenté, fracturé de Derek Bailey. Ce qu’il faut rappeler et surtout indiquer à ceux qui n’ont jamais écouté Taku Sugimoto, c’est que ce langage musical n’est pas fragile, chétif, par faiblesse conceptuelle ou impuissance technique Il est déterminé. Il ne s’agit pas de quelques sons difficilement accrochés dans le silence, mais, si l’on prend la musique telle qu’elle existe dans la tête et les pulsions du musicien, on doit parler de masse réduite. Il gomme, il efface tout ce qu’il y avait selon lui de superflu dans sa musique pour en garder et faire entendre ce qui l’intéresse vraiment, la finesse de sa structure réduite à sa plus simple expression, retrouver les quelques cellules, articulées en squelettes légers de sons, par lesquelles sa musique a émergé du silence et peut y rebasculer. Il y a une quête qui n’est pas tellement de fixer ce passage du silence au son que de revenir en arrière, de revenir à la source, de ne garder de la musique que les premiers filaments qui sont aussi les ultimes et de jouer avec les deux versants : la naissance (ce qui surgit du silence) et l’extinction (ce qui retourne au silence). Taku Sugimoto joue avec le silence, mais ne cherche pas simplement une esthétique ténue de sons qui viennent installer un chuchotement dans le vide, il cherche à faire entendre les caractéristiques de « son » silence intérieur, postulant qu’un silence n’en est pas un autre et que le sien a des caractéristiques qui déterminent les réponses musicales qu’il lui adresse. Dans le silence de Taku Sugimoto, il est intéressant d’entendre la trace fossile de la masse sonore originelle, réduite, c’est du vacarme élimé.
Questions de techniques, virtuosité silencieuse
Il faut donc, surtout si l’on n’a pas l’habitude d’écouter ce genre de musique, mettre de côté les soupçons dépréciatifs du genre « On joue si peu et si bancal par incapacité et limitation. » Non, Taku Sugimoto n’est pas un manchot. C’est même un perfectionniste qui a les moyens de son délire. Ce qu’il présente donc avec ses musiques taiseuses, discrètes, relève bien d’un choix délibéré, étudié. C’est une musique aboutie. Comment s’en rendre compte quand on est profane, qu’on n’a jamais vu Sugimoto en concert et qu’on ne connaît pas tout de son parcours ? L’écoute, rien que l’écoute. Si dans un premier temps, tous ces sons microscopiques se ressemblent, il faut recommencer l’audition avec une attention plus sélective, en cherchant à identifier tous les sons différents. Soigner la faculté d’attention, habituer l’ouïe à discerner les détails. On va se rendre compte que la diversité du vocabulaire est très vaste. Du bref au long, du sec au mouillé, du sombre au lumineux, du dur au tendre, du raide au pentu, de l’aigre au moelleux, du rond à l’ébréché, du pincé à l’ample. Rien qu’en pratiquant un vocabulaire ordinaire, non technique, une multitude de nuances s’affirment. À ces premières caractéristiques phénoménologiques vont s’en ajouter d’autres quant à la manière dont elles se combinent : variété de rythmes, d’amorces et attaques, cassures et ruptures, organisations en chaîne ou en constellations, toucher percussif ou caressant, lignes claires ou axes vibratoires, danse chaotique primesautière, vertèbres mélodiques disséminées. Voilà déjà des premières impressions qui révèlent des géométries et architectures complexes et raffinées, fragiles et microscopiques, qui fusent et s’estompent, fulminent et s’éclipsent, perlent, se tortillent, crépitent, rampent, dérivent en brillant puis s’éteignent lentement, fantomales. C’est de la dentelle qui éclot par fragments infimes, germination délicate des notes, des sons, des idées, cristallisations improbables de haïkus bruitistes. Taku Sugimoto manie en expert toutes les ressources de l’instrument, le manche, les cordes, la caisse de résonance, l’électricité. Il en élargit le spectre en la faisant réagir à différents objets, jouets ou outils, qui viennent s’immiscer, égratigner, gratouiller, érafler, éveiller des ondes oubliées. Il repense toute l’organologie de la guitare, il l’incorpore à son organisme, elle est l’épiderme réticulaire qui s’étend dans l’univers. Peau diaphane incrustée d’acrobaties naines, tantôt archaïques ou brouillonnes, tantôt robotiques ou abstraites, qui projettent les ombres d’une cosmologie personnelle du monde du silence.
(Pierre Hemptinne)