Isidore ISOU

  • TRAITÉ DE BAVE ET D'ÉTERNITÉ (TW3351)

Difficile de synthétiser l’œuvre d’Isidore Isou, de son vrai nom Jean-Isidore Isou Goldstein, tout à la fois poète, peintre, cinéaste et économiste français. C’est son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947) qui révèle l’intuition géniale de l’artiste, inaugurant un renouvellement de la création dans de nombreux domaines : poésie, musique, cinéma, théâtre, arts plastiques, mais aussi les champs de l’économie politique (son Traité d’économie nucléaire, au sous-titre révélateur, Le Soulèvement de la jeunesse, paru en 1949, offre une lecture singulière de ce qui apparaît chez lui comme les véritables forces novatrices qui animent les sociétés humaines, sur la voie d’une « révolution créatrice permanente » pratique et spirituelle), des sciences humaines ( Manifeste pour une nouvelle psychokladologie et une nouvelle psychothérapie, 1971) et exactes ( Introduction à un traité de mathématiques, 1964, Introduction à la géométrie para-stigmatique, 1979, ou encore Fondements pour une nouvelle physique, suivi de Fondements pour une nouvelle chimie, 1987). Mais Isou est surtout resté célèbre pour avoir été le fondateur du lettrisme, théorie esthétique révolutionnaire fondée sur la production de particules sonores comme nouvel art poétique. Ni langage, ni poésie, ni musique, le lettrisme en opère la synthèse. Renonçant à l’usage des mots, il s’attache à la poétique des sons, des onomatopées, à la musique des lettres. Isou est en cela l’un des premiers représentants de la poésie sonore, visant à contracter en une forme unique la poésie et la musique par un travail sur le langage, le texte et le son dans leurs différents aspects. Cette conception et pratique de l’invention poétique participe d’un travail de sape plus général visant à repenser et surtout actualiser l’action créatrice et les codes esthétiques. Pour cela et par-dessus tout, Isou et les lettristes (Maurice Lemaître, Gil J. Wolman, etc.), reprenant la charge iconoclaste des dadaïstes et des premiers surréalistes, entendent porter à son terme l’autodestruction des formes artistiques.

C’est aussi par le cinéma que l’artiste exprime ses intuitions et dévoile sa pratique novatrice. Traité de bave et d’éternité, film expérimental qu’il réalise en 1951, avec l’aide de Marc’O et de Maurice Lemaître, a ceci de particulier, d’abord, qu’il fait figure de manifeste, introduisant au procédé de la « discrépance », qu’il légitime et contextualise. La discrépance consiste en la disjonction totale du son et de l’image, traités de manière autonome sans la moindre relation signifiante. L’indépendance du médium « son » au sein de l’ensemble audiovisuel lui permet de gagner en autonomie vis-à-vis de l’image à laquelle il ne se substitue pas, contrairement à la presque totalité des œuvres cinématographiques. Il dépasse en cela le contrepoint tel qu’il avait été conçu dès 1926 et qui selon Isou ne permettait pas de libérer le son de sa soumission esthétique à l’image. Si le contrepoint n’est à ses yeux qu’un leurre dans l’émancipation du son, en ce que « le son enrichit la photo de prétextes symboliques, existant potentiellement dans la donnée de l’image et ramenés à la vie au moyen de pouvoirs additionnés », le montage discrépant, lui, permet à l’image et au son de préserver leur autonomie relative : ils ne se confondent et ne se subordonnent jamais, mais s’inventent et se dévoilent dans une entière liberté. Des poèmes lettristes constituent cette bande-son, tandis que la narration nous est contée : l’histoire de Daniel, auteur d’un manifeste pour un nouveau cinéma (le cinéma discrépant), de sa confrontation avec un public hostile et de son histoire d’amour avec une dénommée Ève. Le récit visuel, lui, est pour l’essentiel constitué de found footage, et se réduit à un défilement d’images pour le moins anecdotiques : Isou errant dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés ou s’affichant en compagnie de personnalités (dont Cocteau), plans d’actualités, fragments de films militaires ou d’exercices de gymnastique. L’image, parfois, se réduit à des écrans blancs ou noirs. Aussi, un travail est opéré directement sur la pellicule : Isou peint, gratte et raye les photogrammes (technique de la ciselure). Cette phase destructive du cinéma, dont la discrépance n’est qu’une étape, sera poursuivie et approfondie la même année par Maurice Lemaître ( Le film est déjà commencé?, où s’estompent les frontières entre cinéma, séance de cinéma et réalité), puis par Gil J. Wolman ( L’Anticoncept ) et Guy Debord ( Hurlements en faveur de Sade ). En 1952, dans une volonté de réduire le cinéma à son seul imaginaire, Isou ira jusqu’à proposer un Film-débat, film sans pellicule uniquement constitué des discussions des spectateurs sur un film possible. Le cinéma est ici prétexte à la spéculation poétique et ouvre à une nouvelle forme d’imaginaire et d’action.

Pierre angulaire de cette pratique, le Traité, qui fit scandale à Cannes en 1951 (où il reçut le prix des Spectateurs d’avant-garde), accomplit le « devoir de sacrilège et de défi » qu’Isou s’est assigné dans le domaine du cinéma. La destruction s’opère tant au niveau de l’image, du son, que du montage et du sujet. Et si l’essentiel est ici la mort temporaire du cinéma, ce Traité eut une influence durable sur le cinéma en général et expérimental en particulier, devenant une référence pour les cinéastes de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard et Alain Resnais, notamment) et du cinéma underground américain (Stan Brakhage). On retrouve aussi son influence dans la plupart des films de Debord (c’est lors de la projection du Traité à Cannes que Debord rencontre Isou, qu’il rejoindra au sein du mouvement lettriste) et de Chris Marker. Il constitue de la sorte un excellent exemple de destruction (ou plutôt de déconstruction) constructive, en ce qu’elle se veut temporaire, ouvrant sur une pratique et une interprétation nouvelles du cinéma, loin des objets, des codes et des formes d’usage, et, surtout, contre les conditionnements. En ce sens, il ouvre la voie – ou tout au moins la favorise – à une conception renouvelée de l’art, dans une actualisation et un dépassement de la critique avant-gardiste, inaugurant cette aspiration proprement situationniste qui ne cessera d’animer Debord (lequel regrettait que le dadaïsme ait entrepris de supprimer l’art sans le réaliser, et que le surréalisme se soit destiné à réaliser l’art sans le supprimer) : la recherche simultanée du dépassement et de la réalisation de l’art.

Sebastien Biset


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