Exercice de style, mystification, canular, ce disque est tout à la fois un fort beau travail et une totale imposture. Publié en 1987, le disque se présente comme une série d’enregistrements exceptionnels, collectés ou rassemblés par l’artiste, musicien et cinéaste Michael Snow, et représentant les dernières traces sonores de cultures en voie de disparition. Constitué de pièces rares venues des quatre coins du monde – Inde, Tibet, Brésil, Chine, Syrie, Finlande, etc. – et représentant dans certains cas le premier et dernier témoignage conservé de rituels, de cérémonies, auxquelles aucun explorateur, aucun ethnomusicologue, on serait tenté de dire aucun Blanc, n’avait jusqu’ici assisté.
Cette fascination pour les cultures en danger, et la séduction voyeuriste d’assister aux derniers moments d’une tradition, d’un peuple, voire d’un individu – l’une des plages se termine ainsi par la mort tragique d’un musicien dans un attentat, peut-être attribuable aux mélomanes conservateurs de son pays – peuvent expliquer l’attrait immédiat de ce disque. Un grand nombre de ces pièces sont ce qu’on pourrait appeler d’extraordinaires coups de chance, l’explorateur se trouvant au bon endroit au bon moment, ajoutant encore à l’intérêt documentaire de ce disque, et à son caractère unique. Une part non négligeable de cet attrait est à trouver également dans les notes de pochette, extraordinairement détaillées, témoignant d’une solide tradition académique et d’une connaissance étendue des musiques du monde. C’est toutefois dans un coin de ce livret, imprimé à l’envers, mais lisible dans un miroir, qu’un court texte dévoile le pot aux roses. La musique de l’album est en effet entièrement jouée par Michael Snow lui-même, et ce livret si impressionnant d’érudition, est en fait une totale supercherie. Quelques-unes des pièces proposées pouvaient pourtant laisser l’auditeur soupçonneux arriver seul à la même conclusion, mais chaque fois le doute pouvait continuer à planer, tant soit les textes d’accompagnement, soit le caractère « crédible » de la musique, semblaient pouvoir désamorcer les soupçons.
Et pourtant : cette cérémonie de pétomanes amérindiens, plausible ? Ces chants rituels d’une tribu du Niger, qui rappellent vaguement Whitney Houston ? Cette chanson à boire des Carpates qui serait à l’origine des Concertos brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach ? Toujours sur le fil, Michael Snow mène l’auditeur en bateau, sans jamais se moquer de lui ; son disque est une énorme blague de potache, certes, mais extraordinairement élaborée. Il s’agit de plus d’une œuvre à tiroirs, qui célèbre à la fois la fin de l’époque du disque vinyle, tout en rendant hommage par un clin d’œil à une certaine tradition ethnomusicologique, en voie de disparition elle aussi, pour cause de globalisation de la culture. Elle pose également d’autres questions : peut-il exister une « fausse » musique ? Est-ce que ces enregistrements perdent leur sens, ou leur intérêt, s’ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être ? Est-ce que la musique d’un peuple est plus importante que celle d’un individu ? La musique d’un artiste mort plus pertinente que celle d’un vivant ? Le disque constitue ainsi en soi une œuvre d’art complète, une production conceptuelle aux lectures admirablement multiples.
(Benoit Deuxant)