Au fur et à mesure que l’on pénètre l’œuvre et la carrière de Xenakis, s’évanouissent certains a priori trompeurs, le principal concernant cette identification du compositeur à l’outil scientifique qu’il a développé et qui laisserait supposer qu’il faille traverser un nuage de formules et d’algorithmes pour atteindre sa musique. En dehors des témoignages de Xenakis même, où il se réaffirme constamment en tant que musicien plutôt qu’ingénieur, l’écoute de ses premières compositions suffit à dissiper cette sorte d’aura artificielle et à faire apparaître la charpente de son inspiration créatrice ; si une œuvre telle que Zyia (1952) se range parmi les compositions pré-stochastiques et n’est guère représentative de la technique compositionnelle qu’il développera par la suite, elle montre l’amplitude d’une vocation musicale imprégnée de l’idéal bartokien de concilier les racines modales avec une approche contemporaine et qui donnera sa pleine mesure dans ses premières compositions stochastiques pour orchestres comme Metastasis (1954), Pithoprakta (1956) ou encore Achorripsis (1957). Les glissandos massifs, les micro-intervalles, les structures spatiales et les effets de nuages et de pulvérisations traduisent déjà un des aspects fondamentaux de l’originalité créatrice de Xenakis : une sensibilité particulière aux phénomènes de masses et à leurs transformations.
Loin de se définir comme une branche évolutive du tronc déjà en décomposition du sérialisme, la musique de Xenakis s’enracine dans un terreau où le regard sur l’Antiquité et la projection vers le futur s’axent autour d’une compréhension de la nature et des structures organiques et pour l’ingénieur, architecte et collaborateur de Le Corbusier, cela consistera surtout à synthétiser les dimensions spatiales et dynamiques dans une approche globale. Au lieu de recourir à l’imitation de la nature, Xenakis utilisera l’analogie qui, en reproduisant les modes opératoires plutôt que l’effet de surface, situera le ressenti émotionnel dans la dynamique plutôt qu’au niveau des réactions épidermiques. Qu’il s’agisse du nombre d’or de l’Antiquité, que Xenakis appliquera aux plans du couvent de la Tourette en utilisant, comme Bartók d’ailleurs, la série de Fibonnaci ou encore des paraboloïdes hyperboliques présentés au pavillon Philips de l’Expo 58, Xenakis saura appliquer au domaine sonore les méthodes d’investigation de l’espace, celui-ci étant conçu comme une totalité. Olivier Messiaen ne s’y trompa pas, encourageant Xenakis à reconsidérer toute la matière musicale en s’appuyant sur les critères scientifiques qu’il maîtrisait plutôt que de s’escrimer avec l’harmonie et le contrepoint. En traitant le son comme une dimension corpusculaire ou grain, Xenakis pourra en contrôler les paramètres grâce à la synthèse granulaire, le transformer, le faire éclater, le fragmenter, le regrouper en masses nuageuses en appliquant même, par analogie, les principes physiques des corps gazeux et en faisant évoluer ses structures selon des plans dynamiques où l’inspiration créatrice se combinant à l’aléatoire fonde la musique stochastique. Jamais le sérialisme, trop analytique et trop occupé à se dépêtrer des chaînes de la tonalité, ne pouvait avoir prise sur un tel matériau. Celui-ci, s’adressant à une perception globale, pouvait se permettre, par contre, d’intégrer une certaine forme de dodécaphonisme comme on peut l’entendre au milieu de _Metastasis _et surtout d’ouvrir le champ, par la suite, à l’utilisation des cribles c’est-à-dire d’échelles plus complexes appliquées aux paramètres sonores. En effet, après Anamorphoses (1957), où il compose pour la première fois avec l’aide d’un ordinateur, Xenakis continuera, avec Duels (1959) et Stratégie (1962), à développer l’expérience stochastique en s’appuyant sur la théorie des jeux et des rapports stratégiques et commencera à développer la notion de musique symbolique, celle-ci reposant sur la différence entre structures « hors temps » comme les formules ou les cribles et leurs applications « en temps », c’est-à-dire dans un contexte précis. Hema pour piano (1961), Akrata pour seize instruments à vent (1965), Nomos Alpha (1966) seront caractéristiques de cette période entre 1960 et 1970 pendant laquelle Xenakis utilisera cette syntaxe abstraite où l’organisation des paramètres musicaux repose sur des formules algébriques.
Chez Xenakis, qui rejoint en cela John Cage, chaque son parle de lui-même au sein d’un ensemble et l’expression « musique symbolique » se rapporte à l’emploi de formules « hors temps » et ne désigne nullement un système où un élément serait le référent d’un autre. Si Persephassa, nom archaïque de Perséphone, déesse du renouveau printanier, que Xenakis créera avec les Percussions de Strasbourg en 1969, a pour thème principal la nature, celle-ci sera véritablement présente grâce au travail direct sur le matériau même des instruments et non par la métaphore ou l’évocation. De même, c’est en essayant de reproduire les processus événementiels de la nature au sein du cosmos que Xenakis, en recourant au calcul des probabilités et aux procédés stochastiques, mettra au point le concept de Polytope à Montréal (1967) et à Cluny (1972) ; ces installations « son et lumière » faisant appel à l’électro-acoustique, au laser et aux flash permettront à Xenakis de penser de nouveau en architecte et, tout en prenant possession de l’espace-temps, de développer un lyrisme plus direct qui marquera sa composition à partir de cette époque. Jonchaies, par exemple, que Xenakis composa en 1977 pour un orchestre de 108 instruments, est une des illustrations les plus frappantes de cette vigueur abrupte, sensuelle, excluant toute forme de legato qui risquerait d’individualiser un élément de l’ensemble. Si l’œuvre électro-acoustique de Xenakis n’est pas négligeable, quoique minoritaire, d’autres compositions dont Terretekorh (1966), Nomos Gamma (1968) ou encore Noomena (1973) faisant appel à de grands ensembles orchestraux, attesteront le don remarquable d’un compositeur qui, bien qu’ayant grandi en marge des écoles officielles, est parvenu à exploiter tout le matériel orchestral hérité du passé, en l’amenant aux limites de ses possibilités afin d’en extraire l’élément le plus brut et d’en sublimer tout le potentiel dans une syntaxe radicalement nouvelle.
(Jacques Ledune)