Karlheinz STOCKHAUSEN

  • KONTAKTE / GESANG DER JUNGLINGE / STUDIE I & II / ETUDE (FS7425) écouter

Lorsque Herbert Eimert, dans le premier numéro de Die Reihe, en 1955, décrivait avec beaucoup d’optimisme toutes les perspectives que l’électronique ouvrait à l’écriture sérielle, il ignorait qu’il devrait presque exclusivement à Stockhausen, l’autre rédacteur en chef de la revue, d’avoir été prophétique. Ce dernier, en effet, sera non seulement un des rares, avec Luigi Nono, à considérer comme une évidence ce lien entre sérialisme et musique électronique, mais il saura, par delà l’attrait de la nouveauté, maintenir un niveau d’exigence et développer une inventivité qui ne cessera d’étonner pendant plus de cinquante ans. Avec Kreuzspiel (1951), Kontrapunkte (1952-1953), Klavierstücke I-IV (1952), Stockhausen, âgé de 24 ans, s’était d’abord clairement positionné dans le camp du sérialisme le plus strict, se réclamant même du pointillisme de Webern. Avec les Klavierstücke V-X (1952-1953), l’écriture marque déjà une évolution : elle ne se focalise plus sur la note mais commence à embrasser des groupes de notes formant des ensembles autonomes, tandis que l’électronique, en établissant la fréquence comme dénominateur commun à tous les paramètres, entretenait le rêve, partagé par beaucoup à l’époque, de contrôler tous les paramètres sonores, y compris le timbre. Se détournant des sons concrets de Schaeffer, avec lequel il collabora en 1952, Stockhausen rejettera aussi les synthétiseurs d’alors (trautonium, mélochord et vocoder) dont étaient équipés certains studios de radiodiffusion. Il faudra attendre Sirius en 1973 pour qu’un synthétiseur soit intégré à son matériel de studio et 1984 pour qu’il l’utilise sur scène.

L’électronique était l’outil le mieux adapté à sa soif de syntaxe et lui offrait en prime une possibilité de contrôle de la conception à la réalisation. Au départ, Stockhausen ambitionnera de créer lui-même un catalogue de timbres à partir de l’équipement électronique du Studio de musique électronique de Cologne. Disposant d’un générateur d’ondes sinusoïdales, d’un générateur de sons blancs, de filtres, d’un magnétophone et d’un oscillateur, il produira les timbres de Studie I (1953) par addition d’ondes sinusoïdales pures et de Studie II (1954) à partir d’un son blanc (totalité des sons audibles) soumis à différents filtres. Si le mariage de l’électronique pure et du langage sériel devait enfanter d’autres créations marquantes telles que Kontakte (1959-1960) ou Gesang der Jünglinge (1955-1956), l’ambition de maîtrise totale des paramètres devait rapidement rencontrer ses limites et renvoyer à un hypothétique futur où l’art et la technologie se confondraient. En effet, si l’électronique avait permis de décloisonner les paramètres en montrant que la nature même de ceux-ci dépendait du niveau de fréquence de l’onde sonore dans l’espace acoustique, la maîtrise du timbre restait problématique. Cette contradiction fut au cœur d’un débat entre compositeurs et musicologues, dont Theodor Adorno, qui voyait dans l’absence de continuum des timbres un obstacle à une écriture sérielle entièrement rationalisée.

Mais Stockhausen l’avait déjà compris et Gruppen (1955) fera définitivement tomber les barrières entre musiques électroniques et instrumentales. En répartissant trois orchestres autour du public, Stockhausen inaugurera un concept de spatialisation entièrement nouveau dans la mesure où celle-ci sera traitée, dans la répartition sérielle, au même titre que les autres paramètres. Il enchaînera ensuite avec Gesang der Jünglinge (1955-1956) qui, appliquant le même principe avec des hauts-parleurs, restera un exemple de fusion réussie entre l’électronique et un son « concret », qui sera ici une voix humaine. A partir de là, Stockhausen intégrera à l’électronique de nouveaux matériaux capables d’interroger la mémoire, le vécu et l’événementiel humain dans un langage sériel universalisant. Bien plus qu’un garde-fou contre les tentations de la tonalité, le sérialisme de Stockhausen relève d’une philosophie replaçant constamment l’expression sonore dans sa relation à la globalité ; refusant une vision dualiste de l’univers, il réconcilie les contraires dans un langage non polarisant, non hiérarchisant où les macrostructures renvoient aux microstructures et la forme générale aux paramètres particuliers.

Dans le cadre de ses études sur la théorie de la communication avec Werner Meyer-Eppler à l’université de Bonn, Stockhausen s’intéressait aux processus aléatoires et David Tudor, qui était dédicataire de ses Klavierstücke V-VIII (1954-1955), lui faisait connaître Music of Changes de Cage (dont il était également dédicataire). A la différence de ce dernier, Stockhausen liera davantage l’aléatoire au calcul des probabilités et cherchera à en préciser les champs d’application en l’intégrant à la logique sérielle : dans Klavierstücke XI (1956) par exemple, l’interprète pourra choisir l’ordre d’exécution, dans Zyklus (1959), la liberté portera plutôt sur le sens de la lecture, alors que Mixtur et Mikrophonie I (1964) laisseront le choix des hauteurs et Plus-Minus (1963) celui de l’instrumentation. Stockhausen ne compose pas à partir d’un monde simplifié ou rêvé ; sa dynamique veut embrasser la réalité dans toute sa complexité, se propose comme solution aux contradictions apparentes et veut jeter un pont entre la dimension temporelle de l’ici et maintenant et la dimension cosmique ; l’œuvre musicale cesse d’être un objet abstrait et s’enracine dans un contexte unique où la forme et le matériau finiront par ne faire qu’un, toute manifestation sonore générant son champ temporel. Ce concept, que l’on trouve déjà dans Kontakte (1959-1960) et qui prendra le nom de Momentform, fera son entrée officielle avec Momente (1962-1964, achevé en 1969) et inventera constamment de nouvelles solutions à partir de matériaux bruts tirés de l’actualité et de l’histoire tels que citations, collages, émissions de radios (Spiral, 1968 ; Kurzwellen, 1968).

L’interaction entre forme musicale et ressenti des interprètes (Zeitmasse, 1955-1956 ; Klavierstücke V-X, 1954-1955) culminera dans la période dite « intuitive » des années 1960 (Aus den sieben Tagen, 1968 ; Für kommende Zeiten, 1968-1970) et sera renforcée par l’utilisation du modulateur en anneau qui permettra de moduler le son en live (Mikrophonie 1, 1964 et Mikrophonie 2, 1965). Stockhausen l’utilisera pour amplifier la microstructure du son et la transférer dans l’espace acoustique, invitant à voyager littéralement à l’intérieur du son et créant, par un effet hypnotique en boucle, une atmosphère de concentration mystique proche du rituel. Si Mantra (1970), Stimmung (1968) et Inori (1973-1974) par exemple ne présentent sur ce point aucune équivoque, il apparaît, au final, que son œuvre entière, à tous les niveaux, est habitée par cette volonté de communion spirituelle. Stockhausen, en effet, affirmera constamment sa foi dans le pouvoir transformateur et révélateur du son. Qu’il s’agisse de bruits, de sons électroniques, de musique instrumentale, de voix, d’émissions de radio ondes courtes (Pole, 1969-1970 ; Expo, 1969-1970), de musiques traditionnelles (Telemusik, 1966), d’hymnes nationaux (Hymnen, 1966-1967), l’universalisme de Stockhausen remettra en chantier tous les phénomènes sonores qui connectent ou divisent les hommes et les réorganisera dans un langage intégrant les champs temporels des microstructures et les grands rythmes du temps ; ces derniers constitueront d’ailleurs les charpentes des deux grands cycles qui, s’étalant sur pas moins de trente ans, s’appuieront sur une lecture biblique, liturgique et métaphysique des jours de la semaine (Licht, 1977 à 2003) et des heures de la journée (Klang, 2003 à 2007, décès du compositeur).

(Jacques Ledune)


(1991) MEDIAQUEST

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